De l'argent, des idées et des talents : La France est en pleine euphorie entrepreneuriale. Mais pour créer et, surtout, développer une entreprise il faut des fonds. Que constatez-vous dans ce domaine crucial de la vie des jeunes pousses ?
Jérôme ALIEU : Je pense que les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, pourraient prendre davantage de risques en faveur des jeunes entreprises. Aujourd'hui, la plupart des subventions françaises qui passent par Bpifrance sont assez souvent conditionnées par le niveau des fonds propres. Or, c'est précisément ce qui fait généralement défaut aux jeunes pousses. Quant aux prêts à taux zéro, c'est évidemment intéressant mais il faut rembourser. Le système de l'avance remboursable constitue un pari puisque l'entreprise ne remboursera que si elle se développe. Hormis les dispositifs d'aide de l'Etat, les jeunes entreprises peuvent également se tourner vers les business angels, les fonds d'investissement…, bref les différents canaux de financements traditionnels du secteur privé.
Du côté du secteur privé, le financement des jeunes entreprises étaient, jusqu'à récemment, essentiellement le fait des institutions financières et d'investisseurs à titre personnel. L'offre n'est-elle pas en train d'évoluer avec l'entrée d'autres acteurs ?
J.A. : Tout à fait. Ce sont les grands groupes industriels et de services qui ont créé des incubateurs privés afin de favoriser la création d'entreprise, la captation d'idées nouvelles, dans des domaines exploratoires mais toujours cruciaux pour leur développement. Il s'agit de ne pas se laisser distancer par la concurrence, qu'elle vienne d'acteurs classiques ou, surtout, du monde numérique. Ce type d'initiatives permet aussi à ces grands acteurs de "sortir" de leur périmètre stricto sensu une partie du risque technologique inhérent à toute activité de recherche. Car il faut ratisser large pour dénicher quelques pépites.
Total avec la structure "Total Energy Ventures", Engie avec son fonds d'investissement "ENGIE New Ventures", le Groupe La Poste avec "Start’inPost" son programme d’accélération gratuit d’un an pour des start-up en amorçage, ou encore Air Liquide avec le i-Lab, laboratoire « des nouvelles idées » couplé avec Aliad, l’investisseur stratégique de capital-risque d’Air Liquide, ne sont que quelques exemples emblématiques de l'activité de plus en plus marquée des groupes du CAC 40 dans ce que l'on nomme l'Open innovation.
Les groupes que vous avez mentionnés disposent pourtant en leur sein de grands centres de recherche...
J.A : En 1821, Talleyrand, lors d'un discours prononcé à la chambre des pairs, a évoqué le fait que : "Il y a quelqu'un qui a plus d'esprit que Voltaire, plus d'esprit que Bonaparte, plus d'esprit que chacun des directeurs, que chacun des ministres passés, présents et à venir, c'est tout le monde !". Comme l'explique l'historien Emmanuel de Waresquiel*, Talleyrand estimait que le pouvoir suprême, dans un état civilisé, ne s'exerce qu'avec "le concours de corps tirés au sein de la société qu'il gouverne". Diriger depuis une tour d'ivoire et n'admettre aucune intrusion du temps dans son organisation ne pourrait conduire qu'à de graves problèmes. Transposé au monde de l'entreprise, cela signifie que continuer à faire de la recherche uniquement en interne sans s'ouvrir "au temps" à savoir, aujourd'hui, l'ère du numérique qui permet à "tout le monde" de bousculer rapidement, voire balayer des positions acquises, c'est s'exposer à la création, par d'autres acteurs, de nouveaux produits, de nouveaux services et surtout de nouveaux business model, sans même avoir la possibilité de participer à ce processus de création. Des dirigeants de grands groupes américains ont compris depuis des années que leurs organisations ne seront jamais "plus intelligentes que le marché". D'où des programmes de co-création, co-développement avec des start-up mais aussi des internautes sur des marchés grand public tel que l'automobile. Quant aux Gafa, leurs programmes de prises de participation et de rachats de start-up, par exemple dans le domaine de l'intelligence artificielle, est déjà impressionnant.
Quel est l'intérêt pour les jeunes entreprises ? Et quel est le risque ?
J.A : Ces initiatives permettent aux jeunes pousses -parfois elles ne sont même pas encore "nées" juridiquement- qui sont sélectionnées par les incubateurs des grands groupes d'obtenir des conditions de lancement et un univers de développement des plus favorables, que se soit en termes de management ou de developpement de pilote, puis d'accompagnement à la commercialisation, par exemple à l'international. Côté risques, j'en vois deux types. Le premier est d'ordre culturel. Comment des groupes de grande taille, au fonctionnement qui reste très pyramidal peuvent-ils laisser "respirer" de jeunes entreprises, au sein desquelles "collaboration", "partage", "risque", "ouverture" "agilité" sont les maîtres-mots et pour lesquelles l'échec n'est qu'une étape dans un vaste processus de recherche-création permanent ? Tout le monde cherche la meilleure réponse à cette question, des programmes existent aux Etats-Unis pour que ces deux mondes se connaissent mieux et apprenent à fonctionner ensemble.
Le second risque, c'est, dans un deuxième temps, le rachat de la jeune entreprise par le grand groupe qui l'a hébergée, aidée et observée. Si la bonne idée de départ se transforme en business solide, le grand groupe sera tenté de capter une nouvelle opportunité de développement et de protéger son investissement. Mais cela aura pour effet de faitre disparaître la jeune pousse. Du point de vue de la vitalité de l'écosystème, ce n'est pas très favorable. Un rachat transforme aussi la logique de l'open innovation. C'est pourquoi, on commence à voir des rachats dit "non intégrés" où la start-up conserve son identité, ses locaux, son mode de management etc. Donc son indépendance. La recherche de ce point d’équilibre entre intégration de la start-up dans un grand groupe et préservation de son indépendance au sein d’une grande structure est une sorte de quête du Graal dans le monde du management.
*Talleyrand, Dernières nouvelles du Diable, Emmanuel de Waresquiel, CNRS Editions, Paris 2011.
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