Entretien avec Pierre Sabatier, économiste, Président-Fondateur de PrimeView, Vice-Président de l'AUREP*.
Courant mai le seuil des 100 milliards d’euros de demandes de prêts garantis par l’État (PGE), par plus de 500.000 entreprises, surtout des TPE, a été franchi tandis qu’au 7 mai, plus de 66 milliards avaient effectivement été accordés. Jusqu’ici « tout va bien » ?
Pierre Sabatier : Si par “tout va bien” vous entendez que l’État, les collectivités territoriales et les banques mettent tout en oeuvre pour éviter aujourd’hui une crise de liquidités des entreprises, c’est effectivement le cas. Nous sommes dans l’expression d’une politique économique qui vise à faire face, je le rappelle, à un choc inédit puisque nous allons probablement perdre de 8 à 10 points de PIB en une seule année ! Face à l’urgence et à l’explosion des demandes de PGE de la part d’entreprises qui ont connu un effondrement de leur chiffre d’affaires, le système bancaire a pu compter sur la garantie de l’État, qui couvre 90% du prêt et 70 ou 80% pour les grandes entreprises (effectif supérieur à 5000 salariés ou chiffre d’affaires supérieur à 1,5 milliards d’euros). Les 10 à 30% restant représentent donc un risque pour le banquier qui accorde le prêt…
Ensuite même dans l’ambiance générale “sauvons tout le monde”, il existe une hiérarchisation dans le traitement des dossiers : les banques servent ceux qui sont le plus dans le besoin en termes d’urgence de trésorerie. Mais elles veillent aussi à ne pas dégrader la qualité de leurs actifs. Certains dossiers problématiques, qui d’ailleurs l’étaient avant la crise sanitaire, pourraient faire l’objet d’examens “plus approfondis” et aboutir, au final, à des décisions de refus de PGE. Ne perdons pas de vue que les banques sont des acteurs privés dont certaines cotées en bourse...et non les bras armés financiers de l’État. Si jamais elles le devenaient, nous serions alors dans une toute autre configuration.
A propos de dossiers problématiques plusieurs entreprises, et non des moindres, dans les secteurs de l’habillement et de la décoration viennent d’être placées en redressement judiciaire et ce malgré toutes les aides en place...
Pierre Sabatier : Voilà qui laisse entrevoir que l’on ne pourra pas “sauver tout le monde” et spécialement dans le commerce de détail, déja durement touché par la crise des gilets jaunes et les grèves dans les transports. Les aides, qu’il s'agisse de reports de charges fiscales, de PGE, de reports d’échéances de prêts etc. sont des mesures d’urgence destinées à supporter le choc initial de cette crise, en clair à compenser les pertes de revenus. Mais ensuite ? Il faudra bien finir, dans les mois qui viennent, par rembourser les prêts, honorer les charges, les échéances des prêts contractés avant la crise... Le système actuel d’aide généralisée ne peut pas devenir la norme en raison de son coût. J’observe que des voix en ce sens s’élèvent déjà. La très épineuse question du calendrier relatif à la levée des mesures de soutien ne va pas tarder à se poser. Les entreprises ne doivent pas consommer toute la dette car elle devront adapter leurs services pour répondre à l’évolution des comportements des consommateurs suite à cette crise sanitaire. C’est alors que l’on pourra apprécier véritablement la résilience des entreprises.
Vous venez d’aborder la question du remboursement des prêts actuellement consentis. Les PGE sont accordés à des conditions presque “administratives”. Anticipez-vous malgré tout des difficultés de solvabilité ?
Pierre Sabatier : Il serait inconscient de ne pas aborder le sujet même si l’échéance de remboursement de ces PGE est prévue dans un an ! Certes à 0,25 %, le taux de ces prêts est très avantageux. Par exemple si une entreprise a emprunté 100 000 euros, elle devra, dans un an, rembourser ce montant et régler les intérêts soit 250 euros. Mais si une entreprise souhaite étaler ce remboursement sur plusieurs années, alors le taux ne sera plus “administratif” mais sera celui décidé par la banque. A moins que la sphère publique permette aux entreprises, à l’image des Etats, de refinancer gratuitement et éternellement la dette levée récemment…Car là est le vrai sujet : les entreprises et les professionnels seront-ils en mesure d’honorer leurs échéances dans un an ? La crise de liquidités actuellement évitée ne va-t-elle pas se transformer en crise de solvabilité ? Tout dépendra de la capacité des acteurs a générer autant, voire même davantage, de chiffre d’affaires qu’avant la crise sanitaire car leurs coûts vont augmenter pour s’adapter aux mesures sanitaires obligatoires. Mais les États peuvent aussi, comme cela a été fait en Islande il y a quelques années, décider de diminuer le stock de dettes. Quoi qu’il en soit les questions de dettes se gèrent dans le temps, pas dans l’urgence.
Un paysage fait d’une très grande incertitude...
Pierre Sabatier : Exactement. Le confinement va laisser des traces dans les esprits, des phénomènes bien expliqués par les psychologues et les sociologues. Il est donc probable que les acteurs, notamment dans le commerce de détail, vont se trouver confrontés à des changements de comportements de la part des consommateurs mais également à des évolutions réglementaires. Or survivre dans l’environnement de très grande incertitude où nous entrons exige des compétences (économique et de financement par exemple) que les TPE et les PME ne possèdent généralement pas et appelle une remise en cause des modèles de management des grands groupes qui va demander une révolution intellectuelle violente.
Les professionels, TPE et PME qui s’étaient souvent contentés de développer un service “minimum” en termes de commerce électronique vont-ils devoir passer à la vitesse supérieure pour répondre à ces nouveaux comportements ?
Pierre Sabatier : La technologie est un moyen necessaire mais pas suffisant. Il faut vivre avec ses clients pour comprendre leurs problématiques personnelles, privées même parfois ! C’est cela la réalité augmentée. Il ne suffit pas de dire “désormais je vais être réellement présent sur le Web”. D’autant plus que tout le monde va faire la même chose ce qui ne permettra donc pas a priori de se différencier des concurrents. Cela demande donc de la réflexion : face à l’incertitude des comportements des consommateurs, la stratégie doit par exemple comporter plusieurs scenarii. Il faut travailler sur la production, la logistique etc. Cela nécessite des investissements mais comment faire si dans l’immédiat les recettes servent avant tout à couvrir les diverses échéances dont nous avons parlé ?
Elaborer des stratégies marketing et commerciales adaptables en permanence, mettre au point une véritable stratégie financière et, plus globalement, comprendre les différents rouages de l’économie en France, en Europe et dans le monde, mobilisent des capacités de compréhension qui, la plupart du temps, font défaut aux TPE et PME… une carence due notamment à notre sytème éducatif, mais qu’elles vont devoir acquérir. Les entrepreneurs vont devoir réinterpréter leur rôle : il s’agit désormais de gérer l’incertitude, favoriser la resilience de leur entreprise et pour cela s’entourer du mieux qu’ils peuvent. Penser le monde d’après c’est réfléchir au monde autrement…
Savoir vendre est une condition nécessaire mais pas suffisante de survie dans un environnement composé de faisceaux d’incertitudes. Les PGE par exemple ont suscité de très nombreuses questions chez les dirigeants de TPE et PME qui se sont alors tournés vers leurs comptables, qui ne sont pas forcément à même de délivrer du conseil pour bâtir une stratégie financière (mais très utiles pour informer les dirigeants sur les aides et démarches à suivre pour bénéficier des aides), ou vers leurs banquiers, ce qui a priori semble plus logique.
Au-delà du traitement quantitatif des dossiers de PGE, quel va être le rôle des banques ?
Pierre Sabatier : Ce rôle va être crucial. Face à cette carence en compétence financière des TPE et PME, le banquier ne doit pas seulement répondre aux questions “administratives” du moment relatives aux PGE. Il va devoir jouer son rôle de conseil afin d’accompagner ses clients dans le temps : comment faire rentrer le plus de trésorerie possible pour non seulement compenser les pertes de revenus actuelles, mais aussi investir dans de nouveaux développements pour retrouver et même dépasser le niveau de revenus d’avant crise tout en en étant en capacité dans un an de rembourser son PGE ? Voilà le véritable rôle du banquier. Or, trop souvent les banques ont perdu de vue ce rôle d’accompagnement dans le temps long pour ne privilégier que celui, dans le court terme, de vendeurs de produits avec des chargés de clientèle disposant de très peu de latitude puisque toutes les décisions importantes remontent à l’échelon central. Là encore il devra y avoir une révolution intellectuelle.
En quoi va-t-elle consister ?
Pierre Sabatier : Au niveau des structures, les modèles très verticaux des banques vont devoir évoluer vers le principe de subsidiarité autrement dit la délégation de compétences à celui qui est au plus près du terrain, l’échelon local. Les directions parisiennes devront faire confiance à de petites agencies intégrées au tissu entrepreunarial local et capables de sélectionner les meilleures solutions pour accompagner artisans, TPE et PME dans le temps. Par une vision matricielle de l’ensemble des produits de la banque, un chargé de clientèle sera en mesure de conseiller spécifiquement l’artisan plombier non seulement par rapport à ce qui lui arrive mais également par rapport à ce qui pourrait lui arriver. Dans cette configuration, la technologie est au service du local : chaque collaborateur de ces petites unités, fort d’un arsenal mixant technologies et produits, se positionne tel un architecte en mesure de choisir les meilleurs “briques” pour composer la solution la plus adaptée aux besoins de son client.
Ce que vous suggérez implique que le banquier ait une excellente connaissance non seulement de ses clients mais aussi de leurs zones de chalandise. Il faut être totalement immergé dans le tissu économique local pour cela. Or, les banques locales et régionales qui existaient partout en France entre la seconde moitié du 19ème siècle et la première moitié du 20ème siècle** et qui ont largement contribué à l’essor des PME, n’existent plus. Les banques généralistes ont déserté le milieu rural. Alors qui peut jouer ce rôle ?
Pierre Sabatier : Fort heureusement pour le tissu économique local, certains établissements ne se sont pas désengagés du milieu rural et ce, grâce à leurs structures mutualistes et regionales qui offrent un ancrage local fort et une proximité clients. Il en est ainsi pour le Crédit Agricole, la Banque Populaire, la Caisse d’Epargne ou encore le Credit Mutuel. Ces banques, aux organisations décentralisées, représentent une véritable chance pour l’économie des territoires. Après il ne suffit pas d’assurer une présence, encore convient-il de la valoriser, de traduire cette proximité en véritable atout : un nombre limité de clients permet ainsi de mieux comprendre, conseiller, aider chacun d’entre eux à anticiper les problèmes grâce aux outils technologiques. La présence physique locale d’établissements à structures coopératives et les compétences de leurs collaborateurs s’appuyant sur des outils de pointe dans un cadre de large autonomie de décision sont, selon moi, des éléments vitaux et indissociables pour un accompagnement à haute valeur ajoutée des clients sur le long terme alors que l’incertitude est désormais “au coeur du village”.
Ces “inversions de pyramides” concernent-elles également les grands groupes industriels ? S’agit-il d’une révolution intellectuelle “violente” à faire à tous les niveaux et quel que soit le secteur d’activité ?
Pierre Sabatier : J’en suis convaincu car, outre les banques, la plupart des grands groupes industriels ont aussi des organisations très pyramidales qui laissent peu de marges de manoeuvre au local. Depuis les années 50, le fonctionnement de nos sociétés est basé sur de grands modèles généralistes qui privilégient des prises de décisions par des centres composés d’un très petit nombre d’individus dont les études et les parcours professionnels sont quasi-identiques. Ceci a pour effet de gommer les spécificités locales qui ont alors bien du mal à se faire entendre.
Tant que la conjoncture s’inscrit dans la continuité, nous pouvons nous permettre d’être gérés par ce type de modèles centralisés. Sauf que ces modèles très verticaux ne sont pas résilients lorsque nous sortons de la continuité (tensions, chocs) comme cela est le cas avec la crise sanitaire, le ralentissement économique, la moindre ouverture commerciale ou encore le changement climatique : la concentration des lieux de décisions entraîne alors la propagation des risques. La crise du Covid 19 l’a bien montré, le meilleur échelon pour entrer dans le détail et agir rapidement, c’est le local. De ce point de vue, il peut s’agir d’une opportunité pour changer de paradigme et repenser nos modèles d’organisation. Mais rien ne dit que nous serons collectivement capables de prendre ce chemin. Auquel cas le modèle généraliste subsisterait et deviendrait probablement de plus en plus autoritaire.
Propos recueillis par Philippe Guichardaz
* Créé en 2008 PrimeView est un cabinet indépendant de recherche économique et financière spécialisé dans la production de contenus prospectifs à haute valeur ajoutée. L’Aurep est un organisme de formation spécialisé en gestion de patrimoine.
** Philippe Trouvé, “La riche histoire des PME françaises”, Le Monde, 01 mars 2010; Nicolas Segard, “La Haute Banque et les Banques locales du XIX ème siècle”, CultureBanque, 1er juillet 2013.
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