Entretien avec Pierre Jouvet, Président de Porte de DrômArdèche et Conseiller départemental de la Drôme.
Marcel Gauchet, philosophe et historien, directeur d'études à l'EHESS, avait évoqué en février dernier* à propos de la réforme des retraites son impréparation, plus généralement le cafouillage qui est de règle dans l’action du gouvernement, assimilant le macronisme à l’improvisation. Avez-vous le sentiment que ce “tryptique” s’applique aujourd’hui à l’action du gouvernement depuis le début de la crise sanitaire ?
Pierre Jouvet : Je le pense. Il nous faut bien admettre que, face à la crise majeure que nous vivons, notre fonctionnement collectif, nos modèles d’organisation, ne sont absolument pas résilients au sens où l’entendent les militaires. Pour le sens où l’entend Boris Cyrulnik, à savoir la reprise d'un nouveau développement après un traumatisme, nous verrons.
Aujourd’hui ce que je constate quotidiennement sur le terrain c’est une débrouille généralisée, du bricolage et pas seulement au sens anthropologique du terme ! Chacun à son échelle tente de s’adapter au mieux afin de répondre à l’urgence sanitaire et aux angoisses de la population. Dans ce contexte nous avons, dès le début du mois d’avril, pris l’initiative de passer commande de 50 000 masques en tissus réutilisables auprès d’entreprises locales, j’insiste sur ce point, pour les distribuer gratuitement à l’ensemble de la population du territoire début mai.
Si nous avions dû attendre la “stabilisation” de la doctrine du gouvernement en matière de port du masque et nous en remettre à une production et une distribution non maîtrisées au niveau local, nous aurions dû patienter quelques semaines supplémentaires pour équiper -et donc rassurer- les habitants du territoire alors que le déconfinement est proche. Soyons clairs : aujourd’hui je n’attends rien de l’Etat et de l’Agence Régionale de Santé notamment en matière de masques.
Vous mentionnez la question de l’élaboration d’une doctrine en matière de port du masque. Quel regard portez-vous sur la concertation et la communication dans ce domaine ?
Pierre Jouvet : La concertation effectivement engagée avec les élus locaux, dont ils ont été, soit dit en passant, à l’initiative par le biais des associations telles que France Urbaine et l’APVF a été bien trop tardive. En outre, les doctrines et clarifications diverses sont complexes et longues à obtenir, comme pour le port du masque ou encore la réouverture des écoles. Or, de tels processus sont totalement inadaptés à une situation d’urgence où les jours nous sont comptés. Je pense à la célèbre phrase de Michel Crozier : «on ne change pas la société par décret». Que dire alors de l’obtention de la confiance…
Par ailleurs, la communication pose problème : lorsqu’elle existe elle est de type “top-down” mais surtout le gouvernement ne laisse pas le temps aux représentants des associations consultées de faire le lien avec les collectivités en rapportant et expliquant les décisions prises. Les citoyens pensent, à bon droit, que leurs élus ont l’information en amont. Malheureusement ce n’est pas le cas. Nous sommes la plupart du temps au même niveau de tout un chacun : nous apprenons les décisions qui vont impacter directement nos territoires en regardant la télévision ! Je suis vraiment frappé par ce phénomène et il s’agit d’un sentiment largement partagé par les élus locaux. Malgré ce contexte il faut pourtant essayer d’anticiper au maximum les situations, comme cela a été le cas pour les masques.
La pénurie de matériels médicaux dans toute la France et ses conséquences, les actions locales pour y remédier semblent suggérer que la distance entre l’Etat et les réalités du terrain n’ont jamais été aussi grandes. Qu’en pensez-vous ?
Pierre Jouvet : Il est évident que l’agilité de l’Etat central, un atout essentiel pour traiter ce genre de situation extrême, n’est plus celle qu’elle était il y a encore une quinzaine d’années. La révision générale des politiques publiques est passée par là. L’État s’est ainsi progressivement retiré et/ou a fusionné ses services dans les territoires et n’a donc plus les moyens d’agir comme il le faisait auparavant. Il se retrouve effectivement très loin des réalités locales ce que la crise sanitaire montre au grand jour. On peut d’ailleurs pousser le raisonnement plus loin : est-il encore possible de développer une politique nationale vu l’extrême diversité des situations des collectivités territoriales françaises ?
Puisque vous parlez de déconcentration et compte tenu du contexte de crise sanitaire, quel est votre sentiment sur les Agences Régionales de Santé ?
Pierre Jouvet : Il s’agit, selon moi, d’un exemple saisissant d’échec de la déconcentration. Le système des ARS qui repose sur des entités de grandes tailles de type “super région” ne répond pas à l’agilité nécessaire pour administrer une politique publique à l’échelon local. La crise sanitaire n’a fait qu’illustrer cette évidence et a renforcé ma conviction à savoir que pour développer une politique publique homogène l’échelon départemental demeure le plus pertinent. Ainsi, ce que les hommes de 1789 ont établi reste valable même si la voiture a remplacé le cheval...
Pouvez-vous nous donner un exemple de dysfonctionnements ?
Pierre Jouvet : Au début de la période de confinement nous avons mis en place au sein de l’hôpital de la commune de St Valier, un centre de consultation Covid-19 en partenariat avec un regroupement de médecins généralistes. Ils ont reçu plus de 1000 personnes en consultation sans aucune validation de l’ARS puisque la labellisation officielle n’est arrivée que...fin avril ! Dès lors, je m’interroge : l’ARS n’est-elle pas censée avoir des modèles en cas de crise sanitaire majeure qui lui auraient permis, en l’espèce, d’indiquer par exemple le nombre de centres de consultation Covid-19 à mettre en place au niveau des communes dans une zone délimitée ?
Mais on peut élargir ce questionnement sur les dysfonctionnements à bien d’autres domaines tels que les règles d’urbanismes ou les permis de séjour. Le déluge de lois, décrets, normes n’a pour résultat que de sur-justifier la moindre décision. Il n’est souvent question que “d’ouvrir les parapluies”. En temps normal cela ralentit le processus de décision mais ne met pas en danger la vie des citoyens. Dans des situations de crise comme celle que nous vivons, la continuité des soins est totalement incompatible avec des systèmes de validation de matériels médicaux qui prennent entre 3 mois et 3 ans !
Votre conviction quant à la pertinence des “supers-régions” se limite-t-elle aux ARS ?
Pierre Jouvet : Pas du tout. D’une manière générale, je pense qu’il n’est pas possible d’administrer un pays aussi divers que le nôtre avec un tel pilotage administratif. Si la taille de nos régions actuelles a été calquée sur celle des Länder allemands, c’est pour deux mauvaises raisons. D’une part, nous sommes obnubilés par le modèle allemand mais cet effet de mode a fait fi de l’histoire, la leur comme la nôtre. Au tout début du 19ème siècle, alors que la France était déjà devenue "une et indivisible" et avait choisi d’organiser son territoire autour des départements, on comptait Outre-Rhin plus de 300 territoires souverains**. La décentralisation n’est pas née chez eux dans les années 60. L’autonomie des territoires est, depuis des siècles, partie intégrante de leur fonctionnement et de leur culture. D’autre part, les réflexions qui ont prévalu pour la conception de cette fusion des régions ont un goût un peu trop prononcé de centralisme. Ceux qui ont pensé cette réforme et ceux qui doivent la mettre en oeuvre se trouvent à une distance bien trop grande les uns des autres. Nous sommes issus d’un état centralisateur et nous devons composer avec cela dans la recherche d’un meilleur équilibre avec le niveau local.
Il va donc falloir tirer tous les enseignements de cette crise pour transformer en profondeur la manière de penser l’organisation des territoires et les rapports avec l’Etat.
Propos recueillis Par Philippe Guichardaz, Décideur Public - Univers Numérique.
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* https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/chronique-dune-societe-fragmentee
** “Le très envié Mittelstand allemand" par Reinhart W. Wettmann, avocat.
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