Par Jean-François Rivière, Chief Technical Officer - ACT-ON TECHNOLOGY et Philippe Guichardaz, Rédacteur en chef - Décideur Public - Univers Numérique.
Regard (auto)critique et sans tabou sur les travers de la Tech… et quelques pistes pour remédier à certains de ses problèmes majeurs : le poids de l’inconscient collectif dans le récit mythologique de la Tech, la difficulté à faire émerger de nouveaux talents venus d’horizons différents et l’absence de femme.
DÉPASSER LE STADE DU CONSTAT… POUR MENER DES ACTIONS DE TERRAIN !
En 2023, il est toujours aussi difficile de recruter des développeurs. Le métier est en plein essor, les profils sont sursollicités et l’offre peine encore à rencontrer la demande. En outre, le métier n’a toujours pas suscité de vocations pour des profils issus de parcours plus atypiques… et la population féminine n’est toujours pas présente en nombre.
Si nous voulons faire évoluer cette situation, préjudiciable pour nos entreprises et pour notre société, nous devons cesser de traiter le problème du numérique à l'école par le seul techno-centrisme, qui consiste à équiper collèges et lycées de matériel divers.
Optons pour d’autres voies, et notamment celle de la "connaissance d'un langage" qui permettra de développer des programmes, et par la suite de susciter des vocations de développeur...
Comment enseigner la programmation ? Qui doit le faire ? Comment susciter des vocations ? Voilà des interrogations beaucoup plus pertinentes, auxquelles il nous faut répondre rapidement.
CHANGER DE REGARD… POUR TROUVER ET RÉVÉLER DE NOUVEAUX TALENTS
Nous touchons là au sujet de l’humain… Les préjugés, le besoin d'identification, l'imagination individuelle, l’imaginaire collectif, les représentations, les projections…
Il semblerait donc logique de se tourner vers les sciences humaines et sociales, telles que l’histoire, la sociologie, la psychologie, l'anthropologie ou l'ethnologie. L’idée étant de faire appel à des profils plus atypiques, de solliciter d’autres parcours d’apprentissage et de vie, pour faire émerger une nouvelle génération de développeurs.
À titre d’exemple, nous pouvons citer les travaux de Georges Balandier qui a proposé le concept de techno-imaginaire (importance de la technique et des machines dans notre imaginaire contemporain, forgé par des récits mythologiques) et ceux du chercheur Pascal Plantard, anthropologue des usages des technologies numériques à l'université de Rennes 2 (cessons au passage d'être exclusivement centré sur Paris pour nourrir nos réflexions).
Ce dernier rappelle que les techno-imaginaires sont les matériaux de base des représentations qui déclenchent et orientent les pratiques numériques.
En allant dans ces directions, nous pouvons ainsi tenter de mieux comprendre ce pourquoi le jeune public féminin s’autocensure. Et ce, en dépassant évidemment des explications du style "geek asocial", alors que les projets informatiques sont avant tout le fruit d'un travail d'équipe.
Et il s’avère que les différentes recherches sur le techno-centrisme nous pousse à modéliser des imaginaires, dont les déterminants sont essentiellement anglo-saxons et masculins. Une partie de la réponse à la question posée est peut-être donc à chercher de ce côté-ci…
PUISER DANS LE RÉEL… ET RENDRE AUX FEMMES LA PLACE QUI LEUR REVIENT…
Il existe pourtant de nombreuses références de pensées et modèles entrepreneuriaux français, notamment dans la recherche et l’industrie, qui n’ont pas à rougir vis-à-vis des anglo-saxons ou plus récemment de l’Asie.
Qui se souvient aujourd’hui de l'entreprise française Jeulin qui proposait, dès le milieu des années 80, des solutions à base d'écrans tactiles et de robots pour l'éducation, notamment pour l'apprentissage de l'informatique, comme le souligne Pascal Plantard ?
Une certaine histoire semble n’avoir plutôt retenu que les grands programmeurs masculins. Sauf qu'en remontant le temps jusqu'au 19ème siècle, l'Histoire nous instruit de l'existence d'Ada Lovelace, fille de Lord Byron et amie de Charles Babbage, qui inventa le premier algorithme logiciel théorique au monde !
Plus près de nous, durant la seconde guerre mondiale, à Bletchley Park, des femmes pionnières de la programmation informatique décryptaient les codes allemands. Alan Turing n'était donc pas seul dans ce domaine, mais c'est pourtant à lui qu'un film a été consacré...
Quant à Margaret Hamilton, elle a joué un rôle clé dans le programme Apollo, où elle a dirigé le groupe dédié aux logiciels de vol. Le terme d'ingénierie logicielle lui revient. On pourrait également évoquer le rôle des mathématiciennes afro-américaines dans le programme spatial américain, tout comme celui de Grace Hopper, docteur en mathématiques et à l'origine, en 1959, du langage COBOL.
…POUR RÉÉCRIRE LES RÉCITS MYTHOLOGIQUES DE LA TECH !
Si ces pionnières sont longtemps restées dans l'ombre, les lignes commencent tout doucement à bouger. Cela contribue ainsi à la réécriture de grands récits mythologiques qui devraient contribuer à faire bouger l'imagination individuelle et l’imaginaire collectif, en matière de numérique et des métiers associés.
Il faut poursuivre dans cette voie des grands récits, à l'instar de ce qu’a fait la France en matière d'imaginaire collectif dans le domaine de l'espace avec Thomas Pesquet (encore un homme !) et Claudie Haigneré, première femme française dans l’espace, afin que les jeunes femmes ne se sentent plus exclues de l'univers numérique.
AGIR DANS LA DURÉE SUR LE TRIPTYQUE « ÉDUCATION, SOCIÉTÉ, RECRUTEMENT »
Outre le niveau « macro », il nous faut aussi agir au niveau « micro ». En particulier dans les pratiques de recrutement qui doivent être le plus ouvertes possibles : écoles d'ingénieurs, universités et circuits courts types BTS.
Même chose en ce qui concerne les langages de programmation et des univers de type Linux. C'est ce qui nous amènera à recruter des profils de « bricoleur », au sens anthropologique du terme, où l'innovation est un processus basé sur des emprunts, des modifications, des recombinaisons inédites d'éléments existants, ainsi que l’a fait remarquer le paléoanthropologue Pascal Picq.
Enfin, il nous faut revoir nos modes d'interactions avec les écoles d'ingénieurs, où les enseignants ne se mettent pas dans la problématique des industriels.
On le voit, ce triptyque « éducation - société - recrutement » va demander beaucoup d'efforts et de temps à "remuer", afin de susciter des vocations dans tous les métiers du numérique (et pas seulement les créneaux à la mode, comme c'est le cas aujourd'hui).
Au fond, le meilleur instrument pour former et recruter davantage de développeurs et de femmes dans ce métier, c’est encore le bâton de pèlerin... pour expliquer et convaincre nombre d'interlocuteurs. Et ce, durant de longues années (encore) !
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