« Comment, c’est quand même incroyable, avec ces histoires de dématérialisation, demain, deux chefs de service pourront se parler et s’échanger des informations en masse sans validation ! ». Ainsi s’exprimait un DGA de conseil général pendant un comité de pilotage. Il était drapé dans sa posture indignée de dirigeant voyant le désordre se profiler à l’horizon.
Nous étions réunis autour d’un DGS et de son comité de direction afin de définir une trajectoire de dématérialisation, pilotée par un souhait de décloisonnement et de performance. Le DGS faisait un tour de table pour écouter ses DGA. Je l’observais en prenant conscience qu’il ne réalisait pas cet exercice pour entendre des arguments, mais pour évaluer ses DGA et prendre la température. Nos regards se sont croisés, il restait du chemin à parcourir.
J’ai vécu cet épisode et quelques corollaires édifiants assez souvent pour acquérir la conviction que le frein à la dématérialisation n’est surtout pas technique. Si la dématérialisation ne manque pas de supporters, les organisations en place et ceux qui sont garants de leur bon fonctionnement adoptent facilement des postures de protection.
Les élus, stimulés par l’image dynamique apportée par cette tendance, sont très moteurs, en orientant d’ailleurs souvent les projets vers le rapprochement du politique et du citoyen (opendata, blogs et forums…) : ce que l’on appelle la e-démocratie. Les DGS, en alignement, profitent de cette opportunité de rendre plus performante leur organisation et de la décloisonner, répondant en même temps à des contraintes budgétaires fortes en rapprochant l’administration du citoyen : ce que l’on appelle communément les e-services.
A l’autre bout de la chaîne managériale, les responsables de services appellent de leurs vœux ce décloisonnement et cette dématérialisation qui promettent une meilleure efficience de leur dispositif. On observe, par ailleurs, l’arrivée croissante dans les grandes collectivités de directeurs issus du secteur privé, déjà très imprégnés de modèles d’organisation matriciels.
Les DGA, eux, ont souvent beaucoup à perdre. Sans généraliser, il existe aujourd’hui de nombreux DGA qui ont gravi les strates de ces administrations dans la culture du silo et de l’information sous contrôle. Au-delà de l’aspect générationnel, le décloisonnement et le fonctionnement en réseau apparaît à beaucoup comme un risque sérieux de perte de contrôle.
On peut bien sûr compter sur l’œuvre du temps pour faire évoluer ces freins, mais il serait bien dommage de s’y résoudre. Il reste donc fort à faire pour que la performance globale soit le premier moteur de la transformation. De grandes organisations, publiques ou privées, manipulant des informations tout aussi sensibles, ont trouvé les moyens de maîtriser la circulation et la protection des données dans des organisations très décloisonnées. Leur efficacité repose sur le fonctionnement matriciel de leur organisation, et la dématérialisation très outillée de leurs processus, en déployant notamment des outils de workflow qui portent et garantissent l’intégrité de ces processus et la traçabilité de la décision.
Revenons à notre DGS, et à sa problématique d’évolution des mentalités de son premier cercle. Sa stratégie se dessine de manière pragmatique autour de la transformation progressive. Les projets les plus simples pour éviter ces freins (à défaut de les lever) sont les projets les moins décloisonnants : dématérialisation des factures, du domaine social, des délibérations, des archives de l’état civil, et de divers actes administratifs ou budgétaires. Ces projets, dont il ne s’agit pas de minimiser l’intérêt, sont parfois techniquement assez complexes, pour certains assez onéreux, et leur retour sur investissement peut être long. Mais ces arguments ne pèsent pas très lourds face à leur faible impact organisationnel, et donc la capacité des collectivités à les mener de bout en bout dans une seule mandature.
A l’inverse, des projets ambitieux et intimement liés au décloisonnement de l’organisation ont de la peine à sortir des commissions d’arbitrage : instauration du mode projet transverse et déploiement massif du collaboratif, dématérialisation de procédures traversantes, gestion de dossiers uniques, etc.…
Dans ce contexte, cette démarche est déjà vertueuse. Elle permet de progresser par étape, et participe à l’évolution des mentalités en accompagnant des évolutions d’organisation itératives. Aujourd’hui, une évolution du contexte change un peu la donne. Le rapprochement des villes et des intercommunalités génère en premier lieu des besoins de dématérialisation et de décloisonnement. Le SI est d’ailleurs souvent considéré comme le premier jalon de cette démarche, permettant d’outiller ultérieurement un rapprochement plus large.
Demain, les départements et les régions suivront un chemin proche et fourniront un laboratoire idéal au déploiement du troisième pilier de la dématérialisation : la e-administration qui doit rapprocher le politique de son administration. Sous des objectifs de simplification, demain, les conseillers territoriaux s’appuieront sur deux administrations pour longtemps encore indépendantes. Les nécessaires mutualisations amèneront obligatoirement plus de transversalité, moins de hiérarchie, et donc plus de processus horizontaux à outiller.
Bingo ! Bienvenue dans le matriciel !
Emmanuel Fournier, directeur du département Enterprise Performance Management, Référent Secteur Public, Euriware
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