Emmanuel Lelièvre, directeur général de la société familiale Lelièvre
Institut Sage : Emmanuel Lelièvre, vous êtes le directeur général de la société familiale Lelièvre, qui fête cette année son centième anniversaire. Ce n’est pas courant dans le secteur du textile.
Emmanuel Lelièvre : Nous appartenons effectivement à l’industrie textile, mais plus précisément à la branche ameublement qui a toujours suivi une trajectoire bien spécifique par rapport à celle de l’habillement. La société créée en 1914 par mon arrière-grand père, Henri Lelièvre,était spécialisée dans le velours. Encore aujourd’hui, la création est plus que présente dans le patrimoine de Lelièvre avec un bureau de style intégré, qui compte cinq personnes responsables des collections tissus et accessoires de décoration. Nous lançons deux collections par an destinées aux professionnels tels que les tapissiers et les décorateurs d’intérieur, ainsi que les architectes, bureaux de styles. Cette année nous avons en plus édité le tissu Century pour fêter les 100 ans de la société. Lelièvre a toujours misé sur le haut de gamme, tout en restant accessible et en proposant une belle profondeur de gamme dans les unis. Au total les professionnels de la décoration représentent 90% de notre chiffre d’affaires. Dés le début, l’entreprise a misé sur l’exportation avec l’ouverture de filiales, ce qui a permis un développement rapide dans le monde
Institut Sage : Quelle est votre part d’activité à l’export ?
Emmanuel Lelièvre : Nous réalisons 55% de notre chiffre d’affaires à l’international. Aujourd’hui nous exportons l’art de vivre à la française, aux Etats-Unis, où nous fournissons par exemple la Maison Blanche, mais aussi en Chine, en Russie ou au Moyen-Orient. Cet art de vivre est d’ailleurs servi par les grands décorateurs français, présents dans le monde entier, ou par des décorateurs étrangers. Quant aux 45% de chiffre d’affaires réalisés en France, une part importante repart à l’étranger. Comme pour d’autres productions, la notion de géographie s’avère ainsi très complexe à déterminer.
Institut Sage : Vous évoquez la production. Etes-vous aussi fabricant ?
Emmanuel Lelièvre : Effectivement. Notre activité industrielle a été bâtie à partir de deux acquisitions majeures. En 1972 nous avons racheté la société Quenin, spécialisée dans la soierie. Cela nous a permis d’acquérir le savoir-faire et des archives. La seconde acquisition significative a été réalisée en 1998 avec le rachat de Tassinari & Châtel, le plus célèbre et plus ancien soyeux lyonnais, puisqu’il existe depuis plus de trois siècles, et qui, pour l’anecdote, travaillait depuis très longtemps pour les grandes Cours d’Europe. Nous sommes ici dans le très haut de gamme, voire le luxe puisque nous fabriquons du sur-mesure pour des commandes spéciales. La collection Patrimoine, qui répond à une plus grande demande, compte plus de 700 références en stock. Cette stratégie d’intégration verticale nous permet de mieux maîtriser la chaîne de production. Nous sommes ainsi capables de passer d’un tissu en soie à la fibre polyester Non-Feu. Grâce à notre outil de production, nous avons retissé de nombreux tissus de style Empire en fibre Non-Feu pour l’hôtel Shangri-La par exemple.
Institut Sage : Il y a 26 ans entre vos deux acquisitions : on ne peut pas dire que vous fassiez preuve de boulimie dans ce domaine…
Emmanuel Lelièvre : Je n’ai mentionné que les deux plus importantes. Mais, en effet, nous ne sommes pas boulimiques. Pour quelles raisons le serions-nous d’ailleurs ? Nous procédons à de telles opérations pour uniquement appuyer le développement de l’entreprise. Les égos ne rentrent pas en ligne de compte sinon nous n’existerions peut-être plus en tant qu’entreprise familiale indépendante. Lelièvre est d’ailleurs gérée « en bon père de famille » selon l’expression consacrée. Nous investissons surtout dans la création, également dans les machines et nous nous finançons essentiellement sur fonds propres.
Institut Sage : Quelle collaboration avez-vous avec les banques ?
Emmanuel Lelièvre : Classique. Elles nous aident par exemple pour les couvertures de change, vu notre activité à l’international. Nous privilégions les banques familiales, espèce très rare en France, car elles accompagnent bien les PME et nous parlons le même langage. C’est essentiel pour bien se comprendre.
Institut Sage : Et qu’en est-il du marché boursier ?
Emmanuel Lelièvre : Une cotation n’aurait que des inconvénients pour nous car le marché ne comprendrait pas les caractéristiques de nos activités. Notre profil de risque serait trop élevé : beaucoup de stock, ce qui représente une immobilisation financière importante, une rentabilité trop longue. Le rapport au temps entre la bourse et le tissage, puis, la vente de tissus hauts de gamme sont, il me semble, assez peu compatibles.
Institut Sage : Justement, quel type de rapport entretenez-vous avec le temps ?
Emmanuel Lelièvre : Il est un peu complexe car il comporte deux, voire trois échelles avec
lesquelles il nous faut vivre et absolument respecter chacune d’elles. Prenons le côté création. Imaginer une collection demande environ un an de gestation. Une fois la collection lancée en année 1, il faut ensuite placer des échantillons sur le marché en année 2 et 3. Le retour sur investissement ne se fera qu’en année 4 ou 5. Ces délais ne peuvent pas être raccourcis. D’ailleurs si nous estimons que la durée de vie d’un produit sera inférieure à cinq ans nous ne le lancerons pas. Certains produits possèdent des durées de vie longue, parfois vingt ans. Prenons enfin le côté commercial. Là nous entrons dans un autre espace-temps où un client qui attend relève de l’extrêmement rare. Nos délais de livraison sont de 24h en France et de 2 à 3 jours pour l’export. Au niveau de la production qui compte différentes étapes, 8 à 12 semaines de délais sont nécessaires entre la réception de la commande et la livraison. C’est pourquoi nous disposons d’un stock de tissus très important qui représente environ un tiers de nos ventes. Heureusement ça ne bouge pas avec le temps !
Institut Sage : En tant que créateur et industriel, quelle part tient l’innovation dans vos activités ?
Emmanuel Lelièvre : C’est tout simplement vital et l’innovation explique aussi notre longévité. Elle se situe à la fois dans nos créations, notre stratégie de marque et dans la technologie. Nos créations anticipent les tendances que l’on va retrouver dans les différentes ambiances de décoration françaises et internationales. Elles viennent enrichir le catalogue Lelièvre qui contient 6 000 références offrant ainsi un vaste choix de tissus. Outre ses marques propriétaires, Lelièvre travaille, sous licence, avec de grands noms de la mode, comme Sonia Rykiel Maison et Jean-Paul Gaultier. En complément du tissu d’ameublement, vendu au mètre, nous créons également des accessoires de décoration (plaids, coussins, poufs, rideaux prêts à poser) qui représentent 15% de notre chiffre d’affaires. Cela nous offre une visibilité auprès du grand public et touche une clientèle plus jeune. Côté technologique, l’innovation se situe pour nous au niveau du fil et de ses caractéristiques. Notre objectif vise à faire en sorte que les tissus de style répondent aux cahiers des charges d’aujourd’hui. Nous avons ainsi travaillé sur le polyester Non-Feu qui a beaucoup évolué ces dix dernières années. Demain des fibres auto-nettoyantes, capables de repousser la saleté, permettront d’obtenir des produits lavables simplement à l’aide d’une éponge.
Institut Sage : Pour poursuivre sur l’innovation, cette fois, en-dehors de votre domaine, vous êtes arrivé à notre rendez-vous une tablette numérique. Comment utilisez-vous ce genre d’innovation ?
Emmanuel Lelièvre : Nos commerciaux en sont tous équipés. Ils sont en contact étroit avec les décorateurs et les architectes afin de suivre les projets sur lesquels ils travaillent et de les aider dans leurs choix de tissus. La tablette apporte de la réactivité dans la relation commerciale. Toutefois ces outils aussi performants soient-ils ne sauraient remplacer le contact avec la matière. C’est pourquoi les commerciaux montrent aux professionnels des échantillons de tissus afin qu’ils puissent les voir et les toucher. En outre, les tissus sont très difficiles à photographier, donc à numériser. La couleur d’un tissu sur une photo n’aura jamais le même rendu que la matière elle-même. Nous sommes donc ouverts aux outils numériques tout en gardant à l’esprit les contraintes de notre métier.
Institut Sage : A propos de contraintes, quels sont vos concurrents et conditions de marché ?
Emmanuel Lelièvre : A l’heure actuelle, ils sont essentiellement européens et américains.
Les asiatiques, très présents dans le textile pour l’habillement, doivent se focaliser sur la qualité du tissu s’ils veulent attaquer le monde de la décoration. Tout en surveillant de près les concurrents actuels et futurs, la perte de la culture textile dans l’éducation et même, la population en général, reste préoccupante pour nous. En outre, le repère « prix » en matière d’ameublement et de décoration a profondément changé sous l’effet des grandes multinationales du meuble. La décoration contemporaine est moins consommatrice de tissu. Nous faisons donc tout notre possible auprès des écoles d’architecture et de décoration pour que le tissu ne soit plus relégué en seconde zone dans les programmes. Cependant, les marchés étrangers, tels que les Etats-Unis présentent des profils différents. Outre-Atlantique, beaucoup de particuliers font appel à des décorateurs d’intérieur et souhaitent utiliser de beaux tissus dans leur maison.
Institut Sage : D’autres professions ont réagi, par exemple la cuisine française. Ne pourriez-vous pas vous en inspirer ?
Emmanuel Lelièvre : Il s’agit-là d’actions à long terme en éducation et promotion. La cuisine a ses grands chefs, très présents sur les grandes chaînes de télé. La notoriété de nos métiers passe, elle, par les grands décorateurs. Pourquoi ne pas imaginer une émission de TV de type « Top décorateur » afin de contribuer à une large reconnaissance de la culture textile qui fait partie de cet art de vivre à la française, si prisé à l’étranger ?