L'entreprise -et la collectivité- ne gagne rien à ignorer le bien-être de ses collaborateurs et notamment leur santé morale et physique. Cela passe par davantage de prévention et la mise en place de dispositifs appropriés notamment pour inciter les employeurs à mettre en place cette prévention. Vincent Daffourd nous livre ses convictions en la matière.
Décideur Public : Votre entreprise est un nouvel acteur dans le domaine de l'innovation sociale et vous militez pour que la santé au travail s'inscrive -enfin- dans une démarche de prévention. Pour quelles raisons ?
Vincent Daffourd : En premier lieu, il s'agit d'une question éthique, voire même philosophique. Il est grand temps que nos sociétés modernes accordent davantage d'importance à une vision plus humaniste de leurs modèles de fonctionnements. En second lieu, les questions financières liées à la santé, représentent un enjeu majeur : le budget de la santé en France, considéré dans sa globalité, représente quelques 600 milliards d'euros. Des dépenses colossales pour l'État, les entreprises et les particuliers qui ne cessent de s'alourdir. En troisième lieu, il faut arrêter d'opposer le bien-être des personnes et les performances économiques. Je ne vois pas en quoi des problèmes musculo-squelettiques ignorés, mal soignés, du stress intense et permanent qui peuvent déboucher sur des situations extrêmes tel que le burn-out vont favoriser la productivité des collaborateurs. Ce sera même tout le contraire : absentéisme et démotivation vont de pair avec de mauvaises ambiances et conditions de travail.
DP : Mais dans un pays aussi cartésien que le nôtre, il est de coutume d'ignorer un problème tant qu'il n'est pas clairement apparu et de se concentrer plutôt sur ses aspects « matériels », « physiques ». Faut-il changer de paradigme ?
V.D. : Absolument ! Comme le PIB ne saurait être le seul indicateur de la « santé » d'un pays, le bien-être des individus ne se résume pas à leur feuille de paie et leur capacité à consommer. La santé, physique ET psychique, l'épanouissement personnel sont primordiaux.
Comment veiller au maintien de ce capital santé ? Le « tout technique », le « tout curatif », qui règnent quasiment sans partage en France doivent laisser de la place à la prévention. Permettez-moi de rappeler que les médecins grecs de l’Antiquité portaient surtout leur attention sur le régime alimentaire de leurs patients et l’exercice physique qu’ils pratiquaient. De nos jours, dans un pays comme le Canada, le naturopathe qui, souvent, tient lieu de généraliste, procède, lors de la consultation, à un examen approfondi de son patient, qui porte, outre les aspects physiques, sur le mode de vie, l'alimentation, l'environnement etc. En Chine, on paye le médecin tant que l'on n’est pas malade. Faire de la prévention donne des résultats tant pour le patient que pour les comptes publics. Mais en France, comme le remarquait le docteur Eric Solyom[1] : « Les consultations préventives ne sont pas prises en compte dans notre système de soins. Les médecins ne sont pas incités à développer des consultations de prévention primaire ou secondaire car ces consultations longues ne sont pas rémunérées à leur juste «valeur». »
DP : Qui doit veiller sur ce précieux capital santé ? Faut-il considérer cette question sous l'angle du patient, du collaborateur de l'entreprise ou du citoyen ?
V.D. : La prévention est un véritable enjeu de société. Il revient donc aux particuliers, aux entreprises et à l'État de veiller à ce capital santé, chacun dans son rôle respectif mais agissant de façon complémentaire et cohérente, car il ne faut surtout pas perdre de vue que la collectivité va y gagner.
Les particuliers peuvent devenir acteurs de leur santé, non pas en se connectant à des applications mobiles plus ou moins fantaisistes qui fleurissent sur internet et disparaissent aussi rapidement des smartphones, mais grâce à une approche responsable, globale et préventive. Ils ont à leur disposition les quelques 300 000 professionnels de santé et thérapeutes (ostéopathes, psychologues, nutritionnistes…) qui, en France, interviennent dans le champ préventif. Le problème est que ces praticiens ne sont pas remboursables. Or, la santé coûte de plus en plus cher. C'est pourquoi 60 % des français, couverts ou non par une mutuelle, ont déjà renoncé à des soins par manque de moyens.
Les entreprises, en pleine guerre des talents, ont un besoin impérieux de porter de l'attention à leurs salariés, non seulement pour leurs recrutements mais aussi et surtout pour leur assurer du bien-être dans leurs vies professionnelles. D'ailleurs les attentes sont fortes dans ce domaine. Ainsi, 70 % des salariés estiment que les entreprises joueront un rôle important en matière de santé. En outre, dans une économie de la connaissance, de l'immatériel, le principal capital de l'entreprise est avant tout humain. Pourtant, les machines bénéficient, elles, de plan de maintenance préventive alors que les collaborateurs ne font l'objet d'aucun dispositif de prévention santé pour réduire les risques psychosociaux et les troubles musculo-squelettiques, qui engendrent absentéisme, perte de productivité et démotivation. Le problème tient au fait que les employeurs ne sont pas incités fiscalement à financer la prévention santé de leurs salariés alors que le retour sur investissement est avéré. Selon l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail,1 euro investi dans la prévention santé en entreprise génère jusqu'à 13 euros net de retour sur investissement.
C'est précisémment là le rôle de l'Etat qui doit inciter, par différents dispositifs, les particuliers et les entreprises à se tourner vers la prévention santé ce qui contribuera à diminuer le poids des dépenses de santé dans les comptes publics.
DP : Est-ce la direction prise par les pouvoirs publics ?
V.D. : Oui et...non. D'un côté le gouvernement, suite à une concertation nationale pour l’amélioration des conditions de travail, a présenté son Plan Santé Travail. La prévention des risques dans l’entreprise y est reconnue comme un enjeu majeur et est devenue la priorité numéro 1 de ce plan pour la période 2016-2020. Plusieurs actions du Plan Santé Travail visent ainsi à valoriser le travail en l’inscrivant dans une dynamique d’amélioration conjointe du bien-être et de la performance, génératrice de progrès économique et social. De l'autre côté, l'Urssaf n’accorde toujours pas d'exonération de charges sociales pour les employeurs qui investiraient dans des dispositifs de prévention santé. Alors que c'est le cas pour les chèques cadeaux !
DP : Pourtant les chiffres en matière de santé et sécurité au travail donnent le vertige. Quelle est la réalité des coûts ?
V.D. : Dans l'Union européenne[2], la dépression professionnelle, qui exclut les risques physiques, a coûté 617 milliards d’euros en 2013, soit quatre fois que le budget de l'Union de l'époque. La facture de l’absentéisme s'est élevée à 272 milliards. C'est tout simplement insupportable pour des systèmes de santé en déficit chronique ! La perte de productivité pour les entreprises a été estimée à 242 milliards d'euros.
En France, l'absentéisme s'établissait en moyenne, pour 2014, à 15,6 jours par an et par salarié[3] dans le secteur privé. Au-delà de ces grandes masses, nous souhaitions pousser l'analyse plus loin et surtout mesurer l'impact économique d'un dispositif de prévention santé pour les entreprises et l'Etat, ce qui nous a amené à commanditer notre propre étude auprès du cabinet IMS Health[4].
Prenons le cas des troubles musculo-squelettiques (TMS) qui concernent de très nombreux secteurs d'activités. Dans notre pays, les TMS représentent 81% des maladies professionnelles. Le coût annuel, par personne, souffrant de ces troubles s'élève à 21 303 euros par an. Les nouveaux cas de TMS progressent de 13% par an, ce qui ne fait qu'alourdir chaque année une facture déjà conséquente pour la sécurité sociale.
Il est tout à fait possible de réduire cette charge tant pour les entreprises que pour les comptes publics en investissant dans la prévention par le biais de dispositifs d'entreprises en complément de mesures collectives. Imaginons un programme pour le collaborateur d'une entreprise qui souffre de TMS comprenant, sur un an, cinq consultations d'ostéopathie et une séance chez un posturologue. L'investissement est de 437 euros. Le gain estimé sera de 533 euros avec un retour sur investissement sur 9,8 mois. Pour les comptes publics les bénéfices seront même 5 fois supérieurs.
A paraître : l'innovation sociale en matière de prévention santé : le dispositif mis au point par Care Labs.
[1] "Le déficit du système de santé n'est pas une fatalité" par le docteur Eric Solyom, chirurgien, auteur des 'cahiers d'un chirurgien", Le Monde, Chronique d'abonnés, 1er mai 2009.
Le déficit du système de santé n'est pas une fatalité - LeMonde.fr
[2] “Calculating the cost of work related stress and psychosocial risks”, Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, 2013.
[3] “6ème baromètre absentéisme”, Alma Consulting, 2014.
[4] “« étude d’impact économique Chèque Santé® » Etude IMS Health pour Care Labs; janvier 2016.
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