Par Pascal Plantard, Professeur d’anthropologie des usages des technologies numériques, Université Rennes 2.
Les inquiétantes radicalités apparues depuis quelques années ne concernent pas seulement la vie politique : elles envahissent également l’espace du débat public sur des sujets de la vie quotidienne comme je l’ai encore constaté récemment. Ainsi, débattre du numérique, la problématique des 5 à 18 millions de personnes en France qui en sont aujourd’hui éloignées voire exclues et le besoin urgent de médiation pour accompagner le développement de l’e-administration, peut s’avérer tout bonnement impossible lorsque, dans une arène, s’affrontent les tenants de la fascination technologique et leurs opposants, dont une frange radicale va jusqu’à casser des équipements ou brûler des tiers-lieux. Des actions qui rappellent celles des luddistes en Grande-Bretagne ou des canuts en France durant le 19ème siècle contre le progrès technique représenté par les machines.
Toutefois, ces “affrontements”, qui se déroulent aujourd’hui surtout entre “urbains”, n’allègent en rien les souffrances des exclus du numérique, ne résolvent ni les formes de disqualification engendrées par le non-accès sans recours possible, ni le niveau des inégalités.
Bien au contraire, les écrans de fumée et le bruit des radicalités camouflent la vraie vie où les individus sont plus ou moins éloignés du numérique. Il suffit pourtant de l’observer cette vraie vie dans une permanence sociale pour voir arriver des personnes de tous âges avec des papiers rangés dans une pochette plastique sollicitant de l’aide pour remplir telles ou telles déclarations. L’e-administration paraît alors très très loin. Tout comme elle peut l’être pour des personnes handicapées, celles ayant des problèmes de santé ou encore des demandeurs d’emplois de longue durée qui risquent encore plus d’isolement social : on se retrouve alors seul face à un écran que l’on ne comprend pas !
Que dire également des personnes handicapées internautes, donc dans la dynamique du numérique, mais pour lesquelles la dématérialisation administrative, synonyme de confort réél, s’avère pour le moment aussi inefficace que la délivrance de la carte grise ! Ces points noirs persistants de l’e-administration sont à mettre en rapport avec la fluidité et l’efficacité du site des impôts… Cependant il n’est pas seulement question des citoyens dans cette dématérialisation à marche forcée de la vie administrative qui doit aboutir en 2022.
Les mairies sont en première ligne pour répondre aux questions des citoyens sur les dossiers en cours. Là encore les plus “fragiles” d’entre elles, à savoir les plus petites, les plus rurales, n’ont ni les moyens, ni les capacités pour faire face. Les accueils de ces petites collectivités sont actuellement totalement débordées. Alors que le pays investit massivement dans la technologie, l’accompagnement ne bénéficiait jusqu'à une date très récente, d’aucune attention ou presque, ni de financement. Selon la célèbre formule de Bourdieu “la main gauche de l’Etat”* restait bien au fond de la poche en la matière.
Le développement massif de la médiation numérique qui relève d’une conception moderne et élargie des services publics est indispensable tout particulièrement pendant cette période de transition à haut risque.
Le secrétaire d'état chargé du numérique, Cédric O. a annoncé le jeudi 6 février 2020, la mobilisation de 30 millions d’euros de financements publics pour le déploiement du Pass Numérique sur tout le territoire qui permettra d’aider près d’un million de personnes à s’approprier les usages de base du numérique. Le Président de la République en conclusion de la conférence nationale sur le handicap du 11 février 2020 nous annonce la création de 11.500 postes d'accompagnants pour les personnes en situation de handicap (particulièrement pour les enfants) d'ici à 2022, ainsi qu'un objectif de 80% d'accessibilité des sites administratifs d'ici à deux ans.
Ces annonces dépasseront-elles les effets d'annonce et de communication autour de l'accessibilité ou de l'inclusion numérique pour aller dans le sens d'une société numérique réellement inclusive ? Peut-elle se faire sans une vaste prise de conscience citoyenne autour des inégalités, de l'isolement social, des fragmentations territoriales... induites par la dématérialisation administrative et par la pression quotidienne sur la consommation de biens et des services numériques avec, en regard, une mobilisation massive des solidarités de proximité ?
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*« [...] tous ceux qu'on appelle les « travailleurs sociaux » — assistantes sociales, éducateurs, magistrats de base et aussi, de plus en plus, professeurs et instituteurs — constituent ce que j'appelle la main gauche de l'État, l'ensemble des agents des ministères dits dépensiers qui sont la trace, au sein de l'État, des luttes sociales du passé. Ils s'opposent à l'État de la main droite, aux énarques du ministère des Finances [...] » (Pierre Bourdieu, Contre-feux I, Liber-Raisons d'Agir, 1998, p.9)
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