Entretien avec Pierre Sabatier, économiste, Président-Fondateur de PrimeView, Vice-Président de l'AUREP*
Deux mois de confinement et un déconfinement très progressif, est-ce, d’un point de vue économique, un scénario du pire ? On devrait largement dépasser les 6 points de PIB perdus, un temps envisagé…
Pierre Sabatier : Il convient avant tout de bien prendre la mesure de ce qui nous arrive : l’arrêt de l’activité économique, engendré par la pandémie, nous plonge dans une crise d’une brutalité inouïe dont le caractère est historique. Son ampleur dépasse en effet de très loin le choc de 2008-2009 qui, ne l’oublions pas, concernait avant tout le secteur bancaire. Quant à 1929, la France par exemple, avait certes perdu 15 points de PIB mais en deux ans. Cette fois nous allons probablement perdre de 8 à 10 points de PIB en une seule année !
Un effet de rattrapage de l’activité sur le second semestre de 2020 est en effet peu probable car l’appareil de production ne devrait tourner qu’à la moitié, voire aux deux tiers de sa capacité même si, selon plusieurs indicateurs, le secteur manufacturier n’est pas le moins bien loti en termes de perspectives. Il en va tout autrement pour les activités de services, cette composante majeure de nos économies modernes qui constitue d’ailleurs une différence fondamentale avec 1929. D’une part, contrairement à la production agricole et l’industrie agro-alimentaire, ces activités ne sont pas indispensables à la survie, d’autre part, qui dit services dit mouvements. Or le confinement a réduit au strict minimum la possibilité de mouvement, ce qui a automatiquement “éteint” nombre d’activités de services. Et comme le déconfinement s’annonce très progressif, les perspectives ne peuvent être que mauvaises. Le tourisme par exemple, dont le modèle économique avait déjà été attaqué, affronte aujourd’hui une crise sans précédent.
Vous venez d’évoquer la crise de 1929. Est-ce que l’on s’achemine vers une nouvelle Grande Dépression ?
Pierre Sabatier : A ce stade je ne pense pas que ce scénario soit le plus probable. En 1929 les gouvernements n’ont rien fait pour contrer l’effet domino : la crise de liquidités dont furent victimes un très grand nombre d’entreprises s’est tout simplement propagée aux banques auprès desquelles elles avaient emprunté entraînant alors une crise bancaire car les actifs des établissements bancaires se sont trouvés considérablement dégradés. Les banques dont la survie était menacée ont alors beaucoup ralenti, voire stoppé leurs concours financiers aux entreprises qui n’avaient alors plus aucun moyen de poursuivre leurs activités. Ce qui a engendré faillites et chômage avec leurs cortèges de crises sociales et politiques. C’est ce cercle vicieux qui a entraîné la Grande Dépression.
Aujourd’hui il se passe exactement l’inverse : depuis un mois tout ce qui pouvait être fait par les Etats pour éviter la crise de liquidités des entreprises et la potentielle crise bancaire associée, l’a été sous forme de reports de charges sociales, de soutiens aux trésoreries, de prêts garantis, de chômage partiel etc. Car une entreprise à l’arrêt n’a plus de recettes mais continue d’avoir des charges, surtout salariales précisément dans le cas des activités de services. Sauf à posséder une trésorerie très abondante pour les payer, si l’entreprise n’obtient aucun soutien, elle sera en cessation de paiements. La réponse monétaire et budgétaire des Etats a donc été rapide et appropriée afin de casser un effet domino qui serait irrattrapable comme nous l’avons vu pour la crise de 1929.
Un monde qui aurait appris de ses erreurs et serait plus solidaire ?
Pierre Sabatier : Sur le court terme c’est exact. Le “coup de poing” que nous venons de recevoir est d’une telle force que les mécanismes de solidarité, conçus pour empêcher de nous envoyer irrémédiablement et définitivement au tapis, fonctionnent comme nous venons de le voir et ce, tant à l’intérieur des pays où les citoyens acceptent les politiques budgétaires de relance de l’économie, qu’au niveau européen avec la politique monétaire de la BCE qui va dans le même sens. En outre, il s’agit d’une solidarité “aveugle” puisqu’elle n’exclut personne. Mais jusqu’à quand le robinet de l’endettement peut-il rester ouvert en grand ? Comment faudra-t-il le fermer et pour qui ? Des questions pour le moment sans réponses mais qui viendront fatalement sur la table.
En effet, une fois passé le choc initial, des analyses plus “à froid” seront effectuées sur les conséquences de cette solidarité à savoir des dettes abyssales pour les Etats mais également les entreprises, qui rappelons-le étaient déjà avant cette crise, littéralement “gorgées” de dettes. Des voix vont alors s’élever à l’intérieur de chaque pays et au niveau de l’Union européenne contre cette solidarité “aveugle” : plus nous nous endettons plus nous grevons l’avenir de nos enfants qui vont devoir supporter le fardeau d’un niveau de dette sans précédent. Ainsi la France déjà endettée à hauteur de 100 points de PIB pourrait rapidement passer à 115 points de PIB.
Cette solidarité initiale devrait donc évoluer du “sauvons tout le monde” des premières annonces vers quelque chose de beaucoup plus “darwinien”…
Pierre Sabatier : Si nous avons pu éviter la crise de liquidités, il ne faudrait pas pour autant nous précipiter tête baissée vers une crise de solvabilité due à l’explosion du stock de dettes publiques et privées dont les niveaux d’avant crise étaient déjà très élevés. La question est simple : L’Etat français va-il pouvoir créer suffisamment de richesses pour maintenir le modèle de société qui est le nôtre tout en assumant son stock de dettes et les entreprises seront-elles en mesure de dégager suffisamment de profits pour honorer les échéances de remboursement ? Il est plus que probable que nous allons devoir évoluer vers une solidarité différenciée et choisie et donc peu probable que nous puissions sauver tout le monde. Les conséquences économiques de cette crise sanitaire vont s’exprimer dans le temps, notamment en termes de survie des entreprises. Bien sûr des licenciements sont à craindre mais la variable emploi est toujours plus complexe qu’il n’y paraît. Je rappellerai juste qu’il y avait avant la crise des centaines de milliers d’offres d’emploi non pourvues. Nous allons savoir si notre collectivité est résiliente au sens où l’entend Boris Cyrulnik, à savoir la reprise d'un nouveau développement après un traumatisme.
A propos de l’Union européenne et de voix qui s’élèvent, quelle va être la position de l’Allemagne sur la solidarité alors que la crise sanitaire n’y a pas eu le même impact que dans d’autres pays ?
Pierre Sabatier : Soyons clairs : une fois la crise sanitaire passée, l’Allemagne s’opposera à toute obligation commune, refusera de s’associer à des Etats qui n’affichent pas les mêmes valeurs, ne croient pas aux mêmes vertus budgétaires que les siennes. Or, Berlin n’a pas aujourd’hui la conviction que ses partenaires méritent la solidarité qu’ils réclament et surtout vont réclamer. Les chiffres ont plutôt tendance à conforter ce jugement.
Permettez-moi un bref rappel des faits : nous sommes en 2007-2008, la France et l’Allemagne affichent un niveau d’endettement à peu près équivalent soit 60 à 65 points de PIB. La crise financière de 2009 va faire monter le niveau d’endettement de l’Allemagne à 80 points de PIB. Mais depuis, grâce à une discipline budgétaire constante, ce niveau est redescendu à 60 points tandis que la France est passée, avant la crise sanitaire, à 100 points. En outre facteur aggravant, l’Italie était auparavant LE mauvais élève de la classe parmi les grands pays de l’Union. A l’heure actuelle, il a été rejoint par la France et l’Espagne. Cela commence à faire beaucoup trop de cigales autour de la fourmi allemande.
Par ailleurs que faudra-t-il pour que nous comprenions en France que notre voisin a une trajectoire démographique totalement différente de la nôtre : désormais plus de la moitié des électeurs a plus de 50 ans ! Or, l’Allemagne entend bien survivre à ce phénomène de vieillissement. Cela implique des choix politiques, budgétaires, fiscaux différents des nôtres. Alors que nous avons besoin de progression des salaires pour alimenter notre demande intérieure ce qui produit forcément un peu d’inflation, les allemands y sont allergiques car l’inflation détruit le pouvoir d’achat d’une population toujours plus vieillissante qui tire sa subsistance des retraites.
L’Allemagne vertueuse et qui a, en outre, réussi à contenir l’épidémie, va certainement avancer plus vite que ses partenaires vers un retour à la “normale”. Voilà qui est annonciateur d’un risque de très forte tempête pour le navire européen.
Existe-il un risque d’éclatement de la zone euro chaque pays voulant retrouver un maximum de latitude afin de faire face à une crise d’une telle magnitude ?
Pierre Sabatier : Comme cette crise a déjà révélé de larges failles dans notre système de santé et les limites d’une hypermondialisation des systèmes de production, elle va remettre en lumière le caractère bancal de la zone euro. Ce pêché originel qui devrait très vite revenir dans les débats tant au niveau national qu’au niveau de l’Union européenne est le suivant : d’un côté une banque centrale européenne indépendante qui conduit la politique monétaire, de l’autre des Etats qui ont conservé leurs pouvoirs législatif et budgétaire. C’est particulièrement problématique dans la situation présente car en abandonnant leur souveraineté monétaire les Etats membres de la zone euro se sont privés du pouvoir d’émettre de la dette sans en référer à qui que soit. Les Etats qui vont avoir grand besoin d’y recourir pourraient alors être tentés de sortir de la zone euro pour recouvrer une totale liberté. A l’inverse, les allemands pourraient décider de s’opposer à la politique monétaire actuelle de la BCE jugée par Berlin trop laxiste et, en définitive, sortir eux aussi de la zone euro. Ainsi les tensions que nous avons connues en 2011-2012 pourraient réapparaître d’ici peu et pourquoi pas sonner, cette fois, le glas de la zone euro. Mais même dans ce cas de figure, cela ne signifierait pas l’éclatement de l’Union européenne. D’ailleurs certains Etats membres de l’Union ne sont pas dans la zone euro.
N’oublions pas que la possibilité de battre monnaie est un pouvoir essentiel des Etats dont l’histoire nous montre maints exemples : c’est ainsi que pendant le processus qui allait aboutir à la constitution du royaume de France, Paris, qui détenait ce pouvoir a fini par étouffer les autres régions et prendre le contrôle de tout le pays.
En cas d’éclatement de la zone euro, quel mécanisme de coordination pourrait être mis en place ?
Pierre Sabatier : Nous pourrions très bien revenir à une coordination monétaire, d’ailleurs en usage avant la fondation de la zone euro, qui laisserait à chaque Etat un certain niveau de marges de manoeuvre.
En définitive, il semblerait que l’UE, tout comme la France d’ailleurs, ne sache pas traiter des entités foncièrement différentes dans un espace commun. Qu’en pensez-vous ?
Pierre Sabatier : Si nous nous trouvons dans cette incapacité générale qui conduit à de nombreux dysfonctionnements, blocages etc. et que la crise sanitaire a cristallisé c’est, je crois, en raison de l’axiome de base qui gouverne la pensée des décideurs, publics comme privés : le top-down. Michel Serres décrivait de son côté “l’effet Tour Eiffel” à savoir très peu d’émetteurs au sommet et une très large base de récepteurs. Toutes nos institutions fonctionnent encore de cette façon même si les outils numériques permettent la remise en cause quotidienne de cet axiome top-down. Voilà qui conduit à l’éloignement structurel entre les décideurs et la réalité du terrain et à la négation des différences qui sont pourtant source de richesse. Allons-nous être capable de changer d’axiome ?
Propos recueillis par Philippe Guichardaz
* Créé en 2008 PrimeView est un cabinet indépendant de recherche économique et financière spécialisé dans la production de contenus prospectifs à haute valeur ajoutée. L’Aurep est un organisme de formation spécialisé en gestion de patrimoine.
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