Entretien avec Hugues Aubin – Vice-Président du Réseau des Fablabs Français.
Les collectivités territoriales, par le biais d’associations telles que l’APVF et France urbaine, interpellent le gouvernement sur la stratégie et la doctrine en matière de déconfinement et de port du masque par la population. Est-ce le prélude à la fin de l’indéboulonnable fonctionnement top-down de nos institutions ou au moins de sa vaste remise en cause ?
Hugues Aubin : La crise sanitaire que nous vivons actuellement -et la crise économique historique qui se profile à l’horizon- nous révèlent, sans ambiguïté, des forces et les faiblesses de nos sociétés et de nos économies. Côté faiblesses on peut citer la mondialisation des marchés avec la centralisation des ressources rares, une industrie ne fonctionnant qu’en flux tendus sous le sacro-saint système des brevets, des Etats et des entreprises administrées et gérées selon le schéma intellectuel top-down que vous évoquez qui provoque un éloignement structurel du central avec le local.
J’ajouterai plus particulièrement pour la France, car je le vis quotidiennement, un gros problème de coordination entre l’Etat et l’échelon local notamment dans le domaine des masques de protection. D’où les demandes pressantes des collectivités territoriales auxquelles vous faites référence car le déconfinement approche.
Heureusement cette crise a également permis de mettre en lumière des acteurs qui existaient auparavant mais restaient dans l’ombre, n’étaient pas pris en considération car jugés fantaisistes, anecdotiques, ou vus comme déficients, ou trop petits, trop locaux etc. Or, c’est la force des modèles locaux qui a été mise en action afin de fabriquer des masques et des visières de protection, pour continuer sur ce sujet, et une forme de résilience nous a été ainsi révélée, pas forcément là où nous pouvions l’attendre.
Sur qui repose la force de ce modèle local ?
Hugues Aubin : Sur une grande “biodiversité” d’acteurs qui va du citoyen avec son imprimante 3D et la couturière du village, aux CHU, en passant par les ARS, les élus locaux, les Fablab, les PME-PMI, les pharmaciens, les militaires, les influenceurs youtube, les groupes Facebook, l’ensemble des bénévoles etc. Un vaste ensemble d’énergies a ainsi permis un peu partout en France de concevoir, fabriquer et distribuer des milliers de masques et visières de protection destinés aux personnels soignants. S’agissant des matériels médicaux, plus de 10 modèles de respirateurs artificiels avec leur plans sont sortis en quelques jours seulement. Quant aux dispositifs anti-contaminations pour ouvrir les portes avec les coudes qui sont des pièces assez simples, une personne peut en fabriquer 20 par jour avec une imprimante 3D et approvisionner ainsi l’Ehpad à proximité de chez elle et cela sans aucun soutien public !
Je pourrais également vous parler d’un Fablab intercommunal, regroupant 6 communes d’Ile et Vilaine, accrédité par la communauté de commune avec une mission d’intérêt général, munis d'une autorisation de circuler délivrée par un élu, et qui fabrique 200 visières de protection par jour.
Mais les besoins sont énormes à l’échelle nationale et ne peuvent pas être adressés par cette seule voie...
Hugues Aubin : C’est évident et en plus certains matériels médicaux sont très spécifiques et ne peuvent être fabriqués n’importe comment et n’importe où. Mais pour d’autres fournitures tels que les masques et les dispositifs de visières anti-contamination, il en va autrement. Pris isolément les volumes en cause peuvent sembler peu de choses. Sauf que les grands industriels et les PME qui vont effectivement produire des dizaines, des centaines de milliers de masques ont besoin de délais importants, on parle en semaines. Les hôpitaux ne disposent pas d’un tel délai vu l’afflux de patients qu’ils doivent traiter, tout comme les Ehpad d’ailleurs.
C’est dans ces angles morts que la société civile à travers les groupes Facebook, les couturières bénévoles de village, les “makers” indépendants, les Fablab etc. que sont intervenus très rapidement ces acteurs pour fournir des masques et certains matériels dans des délais très très courts : là on parle en jours et pas trois ou quatre mais un ou deux. Or, personne ne l’a pris en compte cette société civile par exemple en lui permettant de poursuivre son action à travers la mise à disposition de stocks de matières, tels que tissus ou plastiques. Certains bénévoles ont du payer de la matière de leur poches….Ça laisse rêveur.
Qui dit grande diversité d’acteurs, dit problèmes de coordination. Comment cela se passe-t-il ?
Hugues Aubin : La force de ce modèle local repose sur la volonté de cette coalition d’acteurs de travailler ensemble afin de permettre une continuité des soins et de sauver des vies. C’est l’axiome de base. Il est très puissant.
Il faut effectivement coordonner au niveau local le stockage des produits, la fabrication des matériels, la logistique, les livraisons, le nettoyage des véhicules de transport etc. Ce modèle de coordination agile qui comprend la définition de point de contact, de point de centralisation, d’autorisation de circuler etc. nous l’expérimentons au jour le jour. Est-ce simple ? Pas du tout et des “frottements” entre acteurs sont toujours possibles ! Toutefois cette coalition bénéficie -mais pas partout- d’une écoute voire de soutiens des collectivités locales pour coordonner les efforts et faciliter les choses en délivrant par exemple les autorisations nécessaires pour ceux qui fabriquent et transportent.
5/ Avez-vous des exemples de soutien de la part des collectivités territoriales ?
Hugues Aubin : Sur la Métropole de Rennes pas moins de 15 Fablabs sont actifs dans les dispositifs de production distribuée qui impliquent aussi le CHU, l’ARS, des ingénieurs du pôle de compétitivité et des indépendants. Je pense aussi à l’Occitanie qui rémunère ou indemnise les Fablabs y compris dans des travaux de conception 3D, à la Région Ile de France qui soutient également les Fablab et les PME-PMI ou encore à la Bourgogne France-Comté où les militaires sont partie prenante car ils maîtrisent très bien ce genre de logistique. L’efficience s’invente aujourd’hui dans les territoires avec ces dispositifs multi-acteurs au plus près des besoins des CHU et des Ehpad. Avant cette crise la proximité revenait dans tous les discours, la voilà en action à grande échelle dans ce que l'on appelle la fabrication distribuée.
Cette crise a également permis de décloisonner les chasses gardées, les “bastions” et les territoires se parlent pour échanger les bonnes pratiques en les adaptant au contexte local. Un maire peut ainsi indiquer à un collègue un modèle d’autorisation de circuler pour les citoyens participant à un dispositif de production distribuée. Mieux encore : on assiste à des alliances improbables entre la les pharmaciens, l’armée et des Fablabs !
6/ Parmi les failles mises au jour par la crise il semble que le système des brevets et autres autorisations de mise sur le marché des matériels médicaux ait été pris en défaut. Comment avez-vous fait notamment pour la mise à disposition de matériels très spécifiques comme les respirateurs artificiels ?
Hugues Aubin : Nous avons été confrontés à des systèmes ingérables face à une crise sanitaire de cette ampleur. Comme il n’était bien entendu pas question de livrer aux hôpitaux des matériels complexes tels que les respirateurs qui n’auraient pas reçu une validation officielle car il faut respecter la loi et ne mettre personne en danger, nous nous sommes dans un premier temps adressés aux autorités nationales. Sans résultat.
Précisons qu’en temps normal la période pour valider un matériel au niveau varie entre...3 mois et 3 ans ! Et pour couronner le tout lorsqu’un CHU valide un dispositif médical, cette validation n’est valable que dans la zone de l’ARS à laquelle appartient le CHU. Par exemple sur des équipements de réanimation plusieurs systèmes de certification circulent en ce moment mais aucun ne vient du ministère de la Santé.
Fort heureusement des CHU comme celui de Grenoble ou encore l’AP/HP, qui a une vision exacte des stocks des hôpitaux qu’elle gère -alors qu’aucune vision nationale en temps réel n’existe à notre connaissance dans ce domaine- ont très vite pris leur responsabilité pour donner aux matériels spécifiques issues de productions distribuées les autorisations nécessaires. A cet égard, la plate-forme de l’AP/HP sur ces questions de validation des matériels est un dispositif des plus précieux. De son côté l’Afnor a validé des modèles de masques en tissu.
Ce qu’il faut notamment retenir c’est que la réponse au Covid s’est faite sans brevets comme c’est le cas par exemple pour les modèles de respirateurs artificiels avec leurs plans qui circulent aujourd’hui. Quand aux dispositifs anti-contamination pour ouvrir les portes en ne touchant pas les poignées, ils n’ont pas vu l’ombre d’une certification de la part de l’Etat au cœur de la crise...
7/ On entre dans la théorie économique des communs, de l’esprit qui anime les défenseurs du logiciel libre…
Hugues Aubin : Est-ce que la santé n’est pas un bien commun ? Mais au-delà de la santé ce monde ouvert existe dans d’autres domaines. Je pense à l’agriculture avec les semences paysannes et le droit de réparer les matériels agricoles, du plus simple au plus complexe avec la documentation complète associée, venus des “farmers” américains qui ont agit en ce sens, à la chimie avec des molécules open source et même à la fabrication de satellites sans brevets ! Cela va bien au-delà de la résolution d’une crise sanitaire mais pose la question de la nature de la société dans laquelle nous souhaitons vivre.
8/ En conclusion qu’estimez-vous important, pour le moment, de retenir de cette crise ?
Hugues Aubin : je crois que les écoles de management, d’ingénieurs, d’administrations publiques etc. vont avoir de nombreux thèmes à traiter et inclurent de nouveaux sujets dans leurs enseignements. Mais aussi les écoles publiques pour les générations qui forgeront le futur. Au niveau technique, on s’est aperçu que les industriels et notamment les PME-PMI pouvaient très bien reprogrammer leurs machines pour leur faire produire du matériel médical à partir de plans sans brevets. Pourquoi monter ex-nihilo une usine de fabrication de matériel médical pour des pièces de ventilateur ou des moteurs pour les pousses-seringues si une unité de production automobile est capable de les fabriquer ?
Dans le même ordre d’idées, à savoir ne pas réinventer la roue pour tout, on voit bien qu’un matériel peut être détourné de son usage premier ce que l’on appelle la capacité de hacking ou de sur-cyclage,par exemple des masques de plongée transformés en respirateurs...Cette recomposition de briques ou ce rajout d’éléments démontre la plasticité des objets, une caractéristique de notre cerveau soi-dit en passant !
Sur un plan organisationnel et institutionnel, ce qui me frappe c’est la reconfiguration de système au niveau local. Les coalitions d’acteurs au niveau territorial que j’ai mentionné n’auront certainement pas envie d’arrêter leurs actions une fois la crise sanitaire passée car leur efficacité a été prouvée et a permis de sauver des vies en apportant des réponses à la pénurie de matériels. Des voix vont également s’élever, et s’élèvent déjà d’ailleurs, pour une autre politique industrielle favorisant les relocalisations dans certains domaines évitant d’inutiles transports de matières et une centralisation hasardeuse et excessive des moyens de production hors de nos frontières.
Enfin la réponse de la société civile à la crise avec la mobilisation des énergies ne devra plus, ne pourra plus, être regardée de haut mais devra être reconsidérée à sa juste valeur. Le bricolage au sens anthropologique du terme, la recomposition d’éléments divers qui a eu lieu en très peu de temps a permis d’apporter au problème de pénurie une réponse locale de qualité. Souhaitons que toute cette expérience soit largement partagée notamment dans les sphères apprenantes de futurs ingénieurs, juristes, décideurs publics ou privés. Et dans la recomposition d'un monde durable et souhaitable.
Propos recueillis par Philippe Guichardaz
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