Entretien avec Pascal Plantard, Professeur d’anthropologie des usages des technologies numériques, Université Rennes 2.
Au-delà des taux d'équipements, l'univers numérique à la française n'est pas aussi radieux que l'on veut bien le dire. Il a une face sombre et cachée : illétrisme, isolement de certaines personnes, accès technique à internet déficient etc. Les inégalités d'usages sont fortes et trop rarement prises en compte. Pour ne rien arranger, nos modèles imaginaires en matière de numérique nous viennent d'outre-Atlantique et s’inspirent surtout de la pensée des chantres du techno-libéralisme.
Décideur Public : Utilisateurs d'internet, de la téléphonie mobile, des réseaux sociaux, de smartphones etc. se comptent en France par dizaines de millions. Les services publics en ligne se développent, la dématérialisation va bon train. Bref le grand récit du numérique dans notre pays semble s'écrire inexorablement et s'imposer à tous. Qu'en pensez-vous ?
Pascal Plantard : Permettez-moi de citer Marcel Gauchet qui, dans le tome IV de l’avènement de la démocratie*, a justement observé que "compter [est] ce que nos sociétés savent faire de mieux". En effet, nous empilons les taux d'équipements et autres statistiques techniques, scrutons les classements des Etats, des métropoles les plus innovants, les plus connectés, mais ce genre de "lunettes" ne permet pas de voir et surtout d'analyser puis traiter le problème des inégalités d'usages associées au numérique que l'on peut considérer comme un agent d'exclusion parmi d'autres dans notre société. En outre, ce déluge de chiffres s'abat tous les ans alors que l'analyse de ces inégalités méritent de la profondeur historique et des traitements sur des périodes longues, de 10 ou 15 ans.
DP : Quelles "lunettes" permettent d'observer d'autres paysages que celui d'un présent numérique radieux ?
P. P. : Il faut chausser les "lunettes" des sciences sociales, avec des verres "teintés" de l'anthropologie, de l'ethnologie et de la sociologie critique, pour voir d'autres reliefs, d'autres parcours, pour appréhender d'autres situations. Ainsi la dématérialisation « à 100 % » est présentée comme l'un des grands vecteurs de la modernisation de l'État. Elle est vue comme irréversible. Pourtant si l'on observe les effets du déploiement de cette dématérialisation sur des chômeurs précaires par exemple, on s'aperçoit que ces populations déjà en situation difficile, sont incapables de s'adapter seules aux nouveaux processus mis en place par Pôle Emploi qui n'a pas prévu de dispositifs d'accompagnement affectif et social. Ces chômeurs se tournent alors vers des lieux tels que les espaces publics numériques ou des associations dont l'objet n'est pas de réparer les dégâts de la dématérialisation et qui ne disposent pas des personnels formés pour assurer cet accompagnement. On pourrait également évoquer, face à l'e-administration, les difficultés des travailleurs handicapés ou encore celles des quelques 2,5 millions de personnes qui, en France, ne savent pas vraiment lire. Dominique Pasquier dans son ouvrage de 2018 sur l'internet des familles modestes** écrit que « Dans leurs services en ligne, les administrations de la République sont lamentables… La dématérialisation de l’administration est inhumaine et brutale… Pour eux, le mail est un instrument de torture et ce d’autant plus qu’il est l’outil de l’injonction administrative ».
DP : Cette exclusion numérique a-t-elle pour effet d'accentuer le phénomène d'isolement pour des personnes en difficulté ?
P. P. : Les travaux en sciences sociales ont mis à jour qu'au cœur des phénomènes d’exclusion numérique, on trouve la notion d’isolement social. Cela ne renvoie pas forcément à des questions de pauvreté mais plutôt à un sentiment d'isolement, des situations de vie qui isolent certaines catégories de personnes. Tel est le cas dans les zones blanches rurales ou au sein des familles monoparentales. Certes le foyer peut être connecté à internet mais, le parent isolé, très souvent la mère, après son travail et s'être occupé des enfants, n'aura guère le temps pour surfer et encore moins pour saisir toutes les subtilités de la Toile. Malheureusement la plupart des politiques publiques font l'impasse sur ce type de situations. Encore une fois ce sont les inégalités d'usage qu'il nous faut débusquer et traiter.
DP : Comment appréhendez-vous les jeunes, souvent présentés comme le fer de lance de la société numérique ? Tous connectés et à la pointe des usages ?
P. P. : Absolument pas ! Au sein d'une même classe d'âge, les pratiques sont extrêmement différenciées. Des sdf aux apprentis boulangers, tous ceux que je rencontre sont des internautes. Mais lorsque l'on rentre dans le "dur" des activités, on constate les plus grandes inégalités d'usages aujourd'hui en France. Ce n'est pas parce que l'on télécharge de la musique ou que l'on va sur un réseau social que l'on saura envoyer un e-mail avec une pièce attachée, que l'on recherchera de l'information sur une exposition, un musée, que l'on saura télédéclarer sa feuille d'impôt, payer la cantine scolaire ou encore déposer un CV sur le site d'une entreprise. Les jeunes aussi peuvent être en situation de précarité numérique. La pression médiatique cherche à mettre en scène et généraliser certaines situations qui ne sont pas forcément représentatives plutôt que de regarder les réalités en face. Nous avons toujours intérêt à travailler à l'objectivation de nos représentations. Les "petites poucettes" existent mais ne sont peut-être pas aussi nombreuses que l'on voudrait nous le faire croire.
DP : Comment expliquez-vous de telles inégalités d'usages parmi les jeunes ?
P. P. : Les inégalités éducatives s’expliquent par le jeu d’interactions de cinq ordres : la distance entre le lieu de résidence et l’établissement scolaire, les politiques éducatives (mais aussi de loisirs et numériques) ; le milieu social des parents ; le genre et l’âge. Pour les inégalités d'usages, il faut croiser ces interactions avec les offres éducatives et numériques des territoires et les situations des publics en difficulté qui y vivent. Un territoire ultra-rural, isolé, ayant de graves problèmes d'accès à la formation et à l'emploi va cumuler les difficultés. Au niveau individuel, lorsque vous avez trois quart d'heure de bus pour vous rendre au lycée où les enseignants ne sont pas ou peu formés aux technologies numériques, vous allez avoir plus de mal à rentrer et à naviguer avec fluidité dans l'univers numérique qu'un jeune résidant dans le centre d'une métropole. Sans oublier les questions d'accès aux réseaux avec l'instabilité du Wi-max en territoire rural par exemple. En 2017, 15 départements de métropole avaient encore plus de 20 % de leurs populations qui ont un accès à internet inférieur à 3Mbit/s, soit 7,5 millions de foyers. On estime à 500 000 personnes, ceux qui n’ont pas accès à internet. Les territoires et les populations qui ont subi des processus de désindustrialisation comme dans le Nord et l'Est du pays ou des traumatismes agricoles ne vont pas avoir, en matière de numérique, le même profil que la Bretagne, terre de technologies, rappelons-nous l'expérience du Minitel dans les années 80. Au risque de surprendre, j'estime que dans certains cas, dans le domaine numérique, il n'y a pas plus de différence entre la France et l'Afrique qu'entre le centre de Paris et certaines zones rurales. Il faut, au passage, arrêter de croire que le continent africain est en retard sur tout. Dans certains pays la banque sur mobile est ainsi très prisée.
DP : Pour autant le numérique n'est-il pas porteur d'espoir pour les territoires sinistrés ?
P. P. : Le numérique suscite autant de grands espoirs que de craintes. Certes, il est possible de réveiller un territoire grâce à l'arrivée de nouveaux acteurs qui vont créer des emplois très qualifés, mais à l'opposé la robotisation de l'usine locale peut être porteuse d'opposition farouche si elle débouche sur des licenciements. Le mouvement des Gilets Jaunes, qui porte la voix de ces territoires, décrit bien les variations de représentation entre un « pouvoir d’agir » numérique ancré dans les villes et des technologies de contrôle ou de consommation qui se déploient hors d’elles. C’est ce que nous avons étudié avec le programme de recherche Capacity qui questionne le potentiel de la société numérique à distribuer plus égalitairement le « pouvoir d’agir ». Nous avons constaté que 62 % des non-internautes en France considéraient qu’internet n’avait pas d’intérêt ; 2/3 s’estiment plus heureux sans internet et 1/3 sont fiers de s’en passer. Il reste une bonne marge de progression à la « Start-Up Nation ». Si l'on veut que « l’empowerment numérique » se décline auprès du plus grand nombre et transforme les champs de l’inclusion, de l’éducation, de l’innovation et des dynamiques territoriales ; si l’on veut qu’il dépasse le stade des discours, des rapports et des power point pour devenir une réalité quotidienne, spécialement dans les territoires en difficulté, je pense qu'il faut innover et créer avec et par les techno-imaginaires mais pas ceux qui sont aujourd'hui à l'œuvre dans notre pays. Il est urgent d’arrêter de fétichiser le discours médiatique des géants du numérique (les GAFAM), de la réalité virtuelle à l’intelligence artificielle en passant par le Big Data et les robots, pour construire une culture numérique spécifique, centrée sur les usages, francophone, démocratique, libre… Les décideurs politiques et économiques devraient regarder ce qui est sous leurs yeux plutôt que de rêver la Silicone Vallée. Pour citer de nouveau Dominique Pasquier : « Le Bon Coin et les plateformes d’achats entre particuliers sont considérées, elles, comme vertueuses… Ça rapporte un peu d’argent. Ça rend service… On a l’impression que ces échanges sont moraux… Sur le Bon Coin, chacun garde sa fierté. ».
DP : Toujours la même maladie du techno-centrisme français ?
P. P. : Oui sauf qu’en matière de numérique nous allons, en plus, chercher nos modèles imaginaires ailleurs. Le techno-centrisme nous pousse à modéliser des imaginaires dont les déterminants technologiques sont essentiellement anglo-saxons et tournés vers le marketing. La recherche et l'industrie française dans le numérique n'ont pourtant pas à rougir vis-à-vis d'autres pays mais sont trop souvent oubliées. Au lieu de construire nos imaginaires en regardant des films américains sur la vie d'un créateur de réseau social, en encensant le PDG "visionnaire" d'un constructeur de voitures électriques ou en puisant systématiquement nos modèles de pensée chez les chantres du techno-libéralisme, nous serions mieux inspirés d'utiliser nos propres ressources, nos histoires. Pour prendre l’exemple de l’éducation, j’avais raison, en 2015, de pousser un cri d’alarme autour du « coup de tablette magique » du grand plan numérique « Hollande ». Répondre aux enjeux de la transition numérique en distribuant des tablettes tactiles aux élèves était un non-sens pédagogique, culturel, politique et citoyen. Comme je le décris dans mon livre sur les imaginaires numériques en éducation***, le techno-centrisme français conduit à reproduire les erreurs indéfiniment depuis le plan « Informatique pour tous » de 1985. Tous les travaux de recherche sur les « cartables numériques » (distribution d’ordinateurs puis de tablettes aux élèves) décrivent que cela ne modifie pas la pédagogie scolaire et, sur le plan économique, le marché des tablettes se tasse (- 3% en 2018). Nous avons des EdTech innovantes qu’il faut soutenir plutôt que de loucher sur Google éducation. Nous pourrions par exemple nous intéresser à l'entreprise Jeulin qui avait, dès le milieu des années 80, des solutions à base d'écrans tactiles et de robots pour l'éducation, notamment pour l'apprentissage de l'informatique. Mais qui aujourd'hui en France connaît cette entreprise, son créateur, qui la valorise, quel politicien en parle ?
* L'avènement de la démocratie IV. Le nouveau monde, Marcel Gauchet, Paris, Gallimard, 2017.
** L'internet des familles modestes : Enquête dans la France rurale, Dominique Pasquier, Paris, Presse des Mines, 2018
*** L’imaginaire numérique dans l’éducation, Pascal Plantard, Collection Modélisations des imaginaires. Paris, Manucius, 2015
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