Entretien avec Christophe Demazière, enseignant chercheur, responsable du Master mention Urbanisme et Aménagement et du parcours Planning and Sustainability, Université de Tours.
Lorsque vous tapez sur un moteur de recherche les mots « millefeuille » « collectivités » « France », vous obtenez environ 93 800 résultats ! C’est peu dire que le sujet est inépuisable. Reste que les décennies passent, les gouvernements se succèdent mais le problème de l’empilement des niveaux d’intervention demeure. Est-ce une impossible réorganisation ?
Christophe Demazière : Si par réorganiser on entend simplifier en supprimant des niveaux d’interventions territoriales alors ce n’est pas le chemin suivi. Au contraire, depuis les années 60, au gré des différentes réformes territoriales, deux niveaux d’interventions ont été rajoutés sans qu’aucun niveau existant ne soit supprimé. En France il existe donc aujourd’hui 6 niveaux d’interventions. Un niveau supra-national avec l’Union européenne et 5 niveaux nationaux à savoir l’État, la Région, le Département, l’Intercommunalité et la Commune.
Par ailleurs, les fusions au sein d’un même niveau, les Régions par exemple, n’ont pas, pour le moment, apporté d’économies significatives alors que c’est l’une des raisons majeures de ces opérations. En cause, notamment lors de fusions d’entités, les alignements qui ont été effectués par le « haut » des statuts des fonctionnaires territoriaux, par exemple sur les primes. Ces surcoûts ont d’ailleurs été pointés par la Cour des Comptes en 2017 et en 2019. Sans véritables accompagnement, suivi, évaluation de ces opérations dans le temps, force est de constater que nous avons à ce jour manqué une occasion de réorganiser de manière efficiente.
Puisque nous sommes à quelques mois des élections municipales, passons si vous le voulez bien au niveau des communes. Même si le seuil symbolique des 36 000 entités a vécu depuis 2016 elles sont encore 34 970, un record absolu en Europe. Small is so beautiful ?
Christophe Demazière : Non car cet extrême morcellement spécifique à la France est un frein puissant à l’action communale. Plus de la moitié des communes françaises compte moins de 1000 habitants. Dès lors, comment voulez-vous qu’un maire d’une commune rurale éloignée d’une métropole ou d’un centre urbain qui ne pourra pas donc pas disposer de compétences suffisantes et multiples en matière de voirie, d’urbanisme, de marchés publics, de patrimoine, de numérique…. puisse faire face d’une part, aux flux de lois, règlements normes, spécificités techniques etc. et d’autre part, aux exigences fortes des citoyens en termes d’équipements, de connexion, d’environnement...et tout particulièrement les citadins qui s’installent en zone rurale et veulent le même niveau de service ?
Quid des intercommunalités ?
Christophe Demazière : Les intercommunalités sont bien sûr une réponse à ce problème de l’éparpillement mais, notamment pour des raisons de fonctionnement interne, elles ne peuvent pas tout résoudre et parfois peuvent même s’avérer être des freins au bon fonctionnement des communes qu’elles représentent. Contrairement à ce que j’entends parfois, les métropoles, diabolisées par certains maires, servent pourtant de catalyseurs aux communes qu’elles rassemblent ne serait-ce que par l’accès aux ressources d’ingénierie de la métropole. Une intercommunalité en milieu rural ne peut pas proposer les mêmes ressources à ses membres. En outre, certains domaines tel que le numérique, ne sont pas toujours bien couverts par les intercommunalités. Résultat : face à la mise en œuvre de la dématérialisation dont on parle tant, nombre de maires de petites communes se sentent assez démunis même si ils ont conscience de sa nécessité.
Quelle est la situation chez nos voisins européens ?
Christophe Demazière : Plusieurs pays ont revu ces dernières années la taille et le nombre de leurs communes et ce, de manière assez drastique. La Suède qui est un Etat caractérisé par sa dimension locale a ainsi travaillé à mieux organiser l’espace municipal autour d’une même municipalité. Cela a conduit à diviser le nombre des municipalités par 10. L’Allemagne et la Belgique ont, de leur côté, divisé ce nombre par 4. Nos voisins européens se sont donc bien attaqués à ce problème de l’éparpillement des forces sans toutefois rajouter de couches supplémentaires d’interventions.
Outre ce nombre de communes françaises toujours plus hors norme en Europe compte tenu du sens des mesures prises par nos voisins, qu’est-ce qui les caractérisent le mieux ?
Christophe Demazière : L’hétérogénéité ! Si l’on reprend l’histoire de notre pays, les paroisses ont servi de base aux communes en 1789 sans que ce socle n’ai été remis en question. Sauf que l’exode rural massif qui a débuté au 19ème siècle avec l’industrialisation et s’est poursuivi durant le 20ème siècle a tout bouleversé. Résultat : la commune constitue certes une base institutionnelle mais elle est devenue totalement obsolète. L’urbanisation puis la péri-urbanisation avec le développement des supermarchés, de sites industriels etc. a largement contribué à créer une grande hétérogénéité entre communes, par ailleurs classées de manière totalement artificielle dans les années 70 : les villes petites et moyennes sont une invention purement administrative. L’État qui voulait faire grandir les villes, installer des équipements, fixer les populations, a accéléré le mouvement.
Comment cela ?
Christophe Demazière : Lorsque vous favorisez la construction de centaines de centres commerciaux et autres supermarchés en zone péri-urbaine, vous videz le commerce du centre d’autres villes, qui par engrenage ne sont aujourd’hui pas équipées en fibre optique, pas aux normes en matière d’accessibilité, pas attractive en termes d’horaires etc.
Lorsque par effet des réductions budgétaires vous enlevez les services publics tels que les trésoreries des centres villes d’un certain nombre de communes, vous créez encore de l’hétérogénéité. L’État a fermé des services administratifs sans proposer de solutions de remplacement ! Quant aux usines, outre le fait qu’ils s’en implantent moins et, en moyenne, avec moins de personnel, elles viennent surtout de l’extérieur du territoire national puisque nous sommes dans une économie mondialisée. C’est alors la concurrence qui joue à plein entre les Régions pour attirer ces implantations. L’aménagement du territoire des années 60 du type Datar est bien terminé !
Aujourd’hui Il n’y pas grand-chose de commun entre une commune en milieu rural éloignée des centres urbains et une commune intégrée dans une métropole, ni entre une commune de la côte atlantique ou du sud de la France et une autre dans le nord ou l’est. Pourtant elles sont toutes soumises aux mêmes lois et règlements.
La décentralisation n’était-elle pas censée apporter une réponse ?
Christophe Demazière : A la fin des années 70, l’État a pris conscience de cette situation de grande hétérogénéité notamment sous la pression de mouvements régionaux radicaux en Corse, en Bretagne, en Alsace. La décentralisation a été conçue pour calmer ces ardeurs régionalistes en particulier et régler le problème de l’hétérogénéité en général. Sauf que l’État était toujours centralisé.
Le plan « Villes moyennes » par exemple a été développé et réalisé par les services de l’État dans divers domaines tels que l’eau, l’équipement, l’industrie…qui possédaient alors une connaissance approfondie du terrain local.
Mais depuis une vingtaine d’année l’État s’est progressivement retiré et/ou a fusionné ces services et n’a donc plus les moyens d’agir comme il le faisait auparavant. La Révision Générale des Politiques Publiques est passée par là. Aujourd’hui l’État se retrouve donc très loin des réalités locales. Je pense qu’il est devenu quasiment impossible de développer une politique nationale vu l’extrême diversité des situations des collectivités territoriales françaises. En fait, on ne sait pas bien au niveau central traiter les évolutions de la société et les situations hétérogènes auxquelles cela conduit, hormis les cas particuliers de la Corse et de l’Alsace.
Une économie mondialisée, un Etat qui n’a plus les moyens d’intervenir, des métropoles toujours plus puissantes, des citoyens toujours plus exigeants qui réclament plus de services et une démocratie qui ne se résume pas à un bulletin de vote : l’équation à résoudre n’est-elle pas trop complexe pour les communes ?
Christophe Demazière : C’est effectivement complexe mais sûrement pas insurmontable. Il faut se garder de tout misérabilisme généralisé. Certaines communes réussissent fort bien. Elles ont su trouver une identité, un créneau tels que la disponibilité de services, la qualité de vie ou encore les produits du terroir etc. et se sont mises en scène sur Internet avec succès. A l’inverse, d’autres communes qui se posent souvent trop de questions font face à une crise existentielle. Mais pour trouver son identité, il convient avant tout de changer d’état d’esprit.
Plutôt que de continuer à réfléchir à l’échelle de la commune, alors que le territoire est devenu une réalité sociale quotidienne, et appréhender les problèmes séparément, il peut s’avérer plus judicieux d’élaborer une stratégie à l’échelle du bassin de vie en reliant les questions de logements, de transports, de culture etc. et en nouant des alliances avec d’autres communes. Enfin il faut arrêter de se tourner vers l’État : qu’il s’agisse d’argent ou de compétences, les élus qui s’obstineraient dans cette voie du passé risquent de se trouver dans l’impasse. C’est désormais aux élus locaux mais aussi aux citoyens à se prendre en charge.
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