Entretien avec Cécile Diguet, Directrice du Département urbanisme, aménagement et territoire de L’Institut Paris Région.
Allez voir ce qu’il y a derrière le miroir, démythifier et mettre à disposition les outils indispensables pour que les décisions relatives à l’implantation des data centers dans les territoires soient prises en pleine connaissance. Tel est l’objectif de Cécile Diguet et Fanny Lopez, maîtresse de conférences, à l’École d’architecture de la ville & des territoires de Paris-Est, co-auteures d’un rapport1 et d’une note sur les impacts de ces implantations.
La démarche des deux chercheuses s’inscrit plus généralement dans une volonté affirmée par certains enseignants-chercheurs en sciences sociales de « soulever le rideau » de la scène du numérique. Tel est le cas avec la face cachée de l’intelligence artificielle mise en lumière par les travaux du sociologue Antonio Casilli2. Sortent alors de l’ombre les fermes à clics, des conditions de travail parfois très discutables pour les travailleurs de certains pays du sud, une organisation mondialisée très structurée du « travail du clic » et le fait que plus il y a d’intelligence artificielle, plus il faut...d’humains pour vérifier ce que font ces systèmes !
On peut également citer les travaux de Pascal Plantard3, anthropologue des usages des technologies numériques, qui font ressortir d’autres réalités qu’un présent numérique radieux pour tous : apparaissent les phénomènes d’exclusion numérique lié à l’isolement social par exemple dans les familles monoparentales, les problèmes de couverture de territoires ultra-ruraux qui parfois ressemblent à ceux de certains pays sous-développés, les difficultés des travailleurs handicapés par rapport à l’e-administration ou encore celles des quelques 2,5 millions de personnes qui, en France, ne savent pas vraiment lire.
Après avoir publié en mars 2019, un rapport sur les impacts des data centers vous avez publié en décembre dernier une « Note rapide » sur le même sujet qui est un résumé de ce rapport. Une « piqûre de rappel » afin que la prise de conscience ne retombe pas ?
Cécile Diguet : Notre rapport a permis de susciter une prise de conscience modeste mais réelle. On est passé sur ce sujet des data centers -ou centre de données- comme sur d’autres en matière numérique, de l’invisible au visible, du non-traité au traité. Notre démarche s’inscrit dans ce travail de longue haleine de démythification du numérique. Derrière l’implantation de data centers, anonymes dans le paysage urbain, se cachent des problèmes potentiels d’assèchement électrique vu leurs besoins en énergie, de gestion des infrastructures, du foncier et des questions écologiques, car ces centres produisent de la chaleur qui n’est pas réutilisée pour des questions techniques et économiques -revendre de la chaleur ne fait pas partie du modèle économique- et émettent, comme toute activité industrielle, du CO2. .
Je tiens d’ailleurs à rappeler que le secteur numérique dans sa globalité augmente ses émissions de CO2 de 8 % par an, alors qu’il devrait les diminuer de 5 % par an pour que l’augmentation des températures planétaires puisse rester sous 1,5° en 2030. Les décisions d’implanter ces centres en France relèvent donc de choix politiques, de choix de sociétés et ne sont pas de simples dossiers techniques. Or jusqu’à présent ce sont ces derniers aspects qui ont été étudiés -quand ils l’ont été !- laissant dans l’ombre les enjeux territoriaux pour les collectivités locales. Ce sont précisément ces enjeux qu’il faut identifier afin que les collectivités locales et les acteurs du secteur énergétique disposent d’outils d’aide à la décision pour agir en pleine connaissance.
Vous dénombrez 123 data centers en Ile-de-France dont 3 en projet en 2019. A propos de projet faut-il s’attendre en France à des implantations de très grands data centers à l’américaine dont certains atteignant la taille de plusieurs hypermarchés ?
Cécile Diguet : Les Gafam frappent effectivement aux portillons de la France. Plusieurs raisons expliquent ces souhaits d’implantations : notre réseau électrique est fiable, le kWh n’est pas cher, nous représentons un marché significatif et techniquement, la France, vu sa position géographique, est un nœud de connectivité internet important en Europe. En premier lieu, vu leurs très importants besoins en énergie électrique -50 Megawatt et plus pour les data centers de très grandes tailles- c’est bien entendu RTE qui est sollicité par les Gafam. J’observe au passage que la tendance à la centralisation des infrastructures d’internet ne va pas dans le sens de sa résilience.
Après la publication de notre rapport RTE est d’ailleurs venu nous voir. Nous avons ainsi initié une étude complémentaire qui va nous conduire en Europe et notamment en Irlande qui a connu des problèmes d’assèchement électrique car le pays a attiré, par le biais fiscal, de nombreuses entreprises de technologies dont les Gafam et leurs data centers. En France je note que le rapport a mis un coup de projecteur sur les professionnels du secteur qui semblent vouloir anticiper d’éventuelles questions liées à ce lever de rideau et s’organiser en conséquence autour de la question énergétique.
Puisque vous avez évoqué l’Europe, quelle est, si elle en a une, la position de l’Union européenne sur ce dossier ?
Cécile Diguet : L’Union européenne regarde le dossier des data centers sous l’angle spécifique de l’efficacité énergétique avec l’établissement d’un code européen. Mais ces travaux ne prennent pas en compte d’autres dimensions. Pourtant si une régulation de l’implantation de ces entités devait voir le jour, il est clair que ce devrait être à ce niveau.
Outre les acteurs de l’énergie et ceux des data centers, comment les collectivités territoriales ont-elles réagi ?
Cécile Diguet : Pour le moment, c’est plutôt timide. Quelques collectivités savent que ces implantations posent questions mais cela ne rentre pas aujourd’hui dans leurs priorités. Et si tel était le cas, elles se heurteraient à deux obstacles relatifs à la connaissance de certaines informations. En effet, pour des raisons de confidentialité, les collectivités n’ont pas accès aux données de RTE ou de Enedis. En outre, les Gafam qui ont une culture du secret, de l’opacité, ne dévoilent pas leurs véritables intentions d’implantations comme cela s’est vu aux Etats-Unis dans des localités rurales ou même à Amsterdam et Dublin. Un premier centre est construit, puis un autre etc. et une petite ville se retrouve avec un parc de 200 000 m² ! Comment dès lors prendre des décisions et planifier des développements d’infrastructures ?
Qu’en est-il des impacts écologiques et fonciers que vous évoquiez plus haut ?
Cécile Diguet: Outre les questions énergétiques et d’émissions de CO2, les implantations de data centers posent problème en ce qu’elles contribuent aussi à artificialiser davantage les sols lorsqu’elles transforment un site naturel. Je rappelle que, en général, l’artificialisation des sols s’effectue principalement au détriment des terres agricoles. Mais l’implantation des data centers peut aussi faire concurrence en zone métropolitaine à des usages collectifs comme la création de parcs ou encore d’espaces cultivables pour lesquels la demande des citadins est forte. Ce thème de l’artificialisation des sols se retrouve avec la multiplication des grands entrepôts logistiques et rejoint d’ailleurs celui des data centers par le biais de positionnement et stratégie d’acteurs tels qu’Amazon à l’oeuvre dans les deux domaines. Quant aux impacts de l’installation d’un data center sur le prix local du foncier, il n’existe pour le moment aucune étude.
Ces implantations pourraient-elles dès lors susciter de fortes oppositions locales ?
Cécile Diguet : Tout dépend de chaque contexte forcément différent d’une ville à l’autre, d’une région à une autre. Mais sur un plan plus large, on pressent bien que ces questions d’occupation des sols résultent de choix politique, de choix de société. Si l’on veut par exemple atteindre le zéro artificialisation nette en Ile-de-France4, désimperméabiliser les villes, y implanter davantage d’arbres pour les rafraîchir et mieux faire face aux épisodes de canicules de plus en plus fréquents -on rappelle que les data centers produisent de la chaleur !- ou encore favoriser l’agriculture urbaine, comment concilier cela avec l’attractivité économique et numérique de la Région ? Comment aller vers plus de sobriété dans l’urbanisation ? A quelle échéance ? Faut-il transformer davantage de bâtiments à usages mixtes ? Etc. Le laisser faire ne me semble guère envisageable notamment en ce qui concerne l’implantation des data centers. Une volonté politique forte avec des incitations devraient être à l’oeuvre au vu notamment du défi climatique.
Les acteurs concernés n’ont pas les mêmes intérêts dans cette question de l’implantation des data centers. Quelle appproche préconisez-vous pour les concilier ?
Cécile Diguet : Il est vrai que du côté des fournisseurs d’énergie par exemple, les data centers représentent des revenus importants, à l’heure où les particuliers auraient tendance à faire baisser leur consommation. Qui plus est ce genre de clients ne génèrent pas de pics de consommation, comme les particuliers en été ou en hiver. Cela étant, dans la mesure où existera la volonté politique d’encadrer ces implantations pour les raisons qui viennent d’être évoquées, il faudra bien trouver le meilleur accord possible entre opérateurs et collectivités non par la seule approche technique sur le besoin énergétique, mais par une approche transdisciplinaire en mettant tous les acteurs concernés autour de la table et notamment les aménageurs et les agences d’urbanisme des métropoles susceptibles d’accompagner et d’éclairer l’ensemble des collectivités dans une région donnée.
Propos recueillis par Philippe Guichardaz
@GuichardazPhil1
1. Cécile Diguet et Fanny Lopez(dir.), L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires, Rapport Ademe, 2019.
La Note rapide du 18 décembre 2019 :
2. Antonio A. Casilli (2019). En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic. Editions du Seuil.
Antonio A. Casilli est sociologue, enseignant-chercheur à Télécom ParisTech et chercheur associé au LACI-IIAC de l’EHESS. Il a notamment publié Les Liaisons numériques (Seuil, 2010) et, avec Dominique Cardon, Qu’est-ce que le digital labor ? (INA, 2015).
3. Pascal Plantard, enseignant chercheur à l’université de Rennes 2 et membre du Conseil Scientifique du GIS M@rsouin et du conseil d’unité du CREAD (Centre de Recherche sur l’Éducation les Apprentissages et la Didactique – EA 3875) est un des spécialistes français des questions d’exclusion et d’inclusion numérique. Il a dirigé l’ouvrage Pour en finir avec la fracture numérique publié en 2011 aux Editions FYP.
4. L’Institut Paris Région organise un cycle de six ateliers, de janvier à juin 2020 à propos de l’objectif « Zéro artificialisation nette ».
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